La pensée sociale PAR CHRISTIAN GUIMELLI A - PENSÉE RATIONNELLE ET PENSÉE SOCIA

La pensée sociale PAR CHRISTIAN GUIMELLI A - PENSÉE RATIONNELLE ET PENSÉE SOCIALE Lorsqu'on oppose pensée rationnelle et pensée sociale, on sous-entend qu'il existe deux formes de pensée susceptibles de cohabiter chez le même individu. L'une, la pensée rationnelle, s'inscrit dans une logique de démonstration rigoureuse et obéit à des règles particulièrement strictes et contraignantes. Fondée sur la rationalité, elle permet de traiter les informations disponibles de la manière la plus objective possible. Elle accepte les vérifications comme principe fondamental de décision mais se nourrit des réfutations qui sont susceptibles de la contredire, et le cas échéant, de l'infirmer. C'est la pensée de l'expert ou, plus généralement, du scientifique. L'autre, la pensée sociale, traite les informations de manière plus fermée. Certes, elle est tournée vers le monde extérieur, mais ce n'est que pour filtrer et intégrer les seuls éléments d'information ou événements qui fortifient et renforcent sa démarche et son cheminement. Dès lors, soigneusement sélectionnés, elle ne retiendra que ceux d'entre eux qui coïncident avec ses intentions et qui lui apportent la confirmation, notamment de son cadre général. Par ailleurs, le principe de non-contradiction, fondamental dans la pensée rationnelle, n'est pas prioritaire dans les modes de raisonnement qui caractérisent la pensée sociale. Disons qu'elle ne se complaît pas, nécessairement, dans la contradiction, mais qu'elle s'en accommode. En fait, ce qui est au coeur même de la pensée sociale, c'est la sauvegarde et le maintien du lien social. Cette fois, l'enjeu est de taille. La rupture de ce lien constitue, en effet, pour l'individu, un coût exorbitant, aussi bien du point de vue affectif que cognitif, car il importe souvent pour le sujet d'éviter la déviance et de se maintenir dans le groupe. Or, le maintien dans un groupe est toujours associé au respect et à la promotion des normes admises dans ce groupe et qui le régissent (Deutsch et Gerard, 1955). Dès lors, les modes de raisonnement propres à la pensée sociale et les constructions sociocognitives qui en découleront seront davantage guidés par l'application des valeurs et des normes qui sont admises dans les groupes plutôt que par le principe de non-contradiction. Pour le dire autrement, le fait que la pensée sociale soit peu sensible à la contradiction et qu'elle s'en accommode lui permet précisément de donner la priorité aux modes de raisonnement qui contribuent au maintien et au renforcement du lien social. Mais il y a plus. La pensée sociale se caractérise aussi par la prédominance de l'affectivité sur l'intellect. Elle lie étroitement les faits et les valeurs, les aspects normatifs ayant une place privilégiée dans les modes de raisonnement qu'elle met en œuvre. La situation dans laquelle se trouvent le sujet et son degré d'implication dans cette situation aura alors une importance capitale. Lorsque le contexte social change brusquement d'état et modifie les enjeux de la situation, les gens ne « voient » plus les choses sous le même angle. Ainsi, le médecin ne parlera pas de la maladie X de la même manière selon que c'est son patient qui en est atteint ou selon que c'est quelqu'un de son entourage immédiat. On a tous entendu parler d'ingénieurs très rationnels dans leur fonction, qui lisent attentivement leur horoscope avant de prendre des décisions importantes, surtout quand ces décisions les concernent directement. Le sujet impliqué dans la situation est, par définition, porteur du sens commun. De même que le sujet engagé, comme on le verra dans le chapitre suivant, précisément parce qu'il est sous le regard d'autrui, ne se comportera pas de la même manière. Pourtant la pensée sociale n'est pas dépourvue de logique. Elle possède la sienne propre. C'est cette logique, propre à chaque groupe, faisant intervenir ses valeurs, ses normes, ses intentions et ses croyances qui guide les constructions sociales telles que les préjugés ou les stéréotypes, les opinions ou leurs représentations sociales. Il résulte de ces différents principes que la pensée sociale est beaucoup moins efficace que la pensée rationnelle lorsqu'il s'agit de développer des processus d'analyse et de conceptualisation. En revanche, elle est particulièrement adaptée lorsqu'il s'agit de porter des jugements ou d'évaluer des situations sociales. C'est pourquoi elle joue un rôle capital dans le domaine spécifique de la construction des croyances collectives. Nous allons examiner maintenant quelques-unes de ces croyances. B - LES PRÉJUGÉS Préjugés, discriminations, stéréotypes, racisme... Les significations de ces différents termes s'imbriquent et empiètent les unes sur les autres. Ils ont cependant un point commun. Tous décrivent des situations qui comportent des évaluations négatives d'un groupe d'individus. Nous sommes là au coeur même de la notion de préjugé. Le préjugé est constitué par un ensemble de jugements négatifs à l'égard d'un groupe et des individus qui le composent'. Autrement dit, un sujet qui a des préjugés à l'encontre d'un groupe aura tendance à évaluer les membres de ce groupe de façon spécifique et négative, en raison de leur seule appartenance à ce groupe. Les caractéristiques personnelles des membres de ce groupe jouent alors un rôle totalement secondaire dans cette évaluation : ils sont rejetés parce quils sont membres de ce groupe. C'est Allport (1954) qui, le premier, s'est intéressé aux processus psychosociaux liés aux préjugés qu'il définissait comme « un sentiment d'antipathie fondé sur une généralisation erronée et inébranlable » (p. 9). Dans la littérature psychosociale, le préjugé est souvent considéré comme une attitude générale. Il comporte donc les trois composantes classiques de l'attitude. Une composante affective avec des sensations et des sentiments, une composante comportementale qui se traduit souvent par des intentions d'actions et une composante cognitive constituée par des croyances. Ainsi, les sujets ayant des préjugés à l'encontre de telle ou telle personne vont détester cette personne, avoir à son encontre des comportements discriminatoires et croire, par exemple, qu'elle a le pouvoir de leur nuire. D'une manière générale, c'est la composante affective qui est considérée comme prédominante dans les préjugés. C'est elle qui va constituer un guide pour l'action et qui va être à l'origine des croyances. C'est elle qui va s'imposer d'emblée à la perception du sujet lorsque, par exemple, celui-ci va rencontrer une personne appartenant à un groupe à l'égard duquel il a des préjugés. Un grand nombre de résultats expérimentaux montrent que les préjugés sont le résultat de constructions collectives. Ainsi, ils font souvent l'objet d'un partage social très large. À titre d'exemple, les adultes d'âge mûr sont perçus, dans 19 nations différentes (Williams, 1993), comme sympathiques, mais moins énergiques et moins actifs que les jeunes adultes. Les stratégies sociocognitives, propres à la pensée sociale qui sont à l'origine de ces constructions collectives, sont mises en lumière dans de très nombreux travaux expérimentaux. On sait notamment que les sujets qui ont des préjugés à l'encontre de tel ou tel groupe social traitent l'information qui provient de ces groupes de manière tout à fait spécifique. Ainsi, Blascovich et al. (1997) ont montré que les sujets ayant des préjugés raciaux ont besoin d'une période de temps plus longue pour décider si oui ou non des étrangers, dont l'identité sociale est ambigus, appartiennent à une catégorie raciale ou à une autre. Chez ces sujets, l'information pertinente par rapport aux préjugés est traitée avec une plus grande attention, de façon plus minutieuse et ordonnée. D'autres résultats, présentés par Fiske et Neuberg (1990) ont clairement montré que les informations qui sont consistantes avec les préjugés des individus reçoivent, de la part de ces individus, une attention plus soutenue et, par conséquent, sont beaucoup mieux mémorisées que les informations qui ne sont pas consistantes avec ces préjugés. De tels effets montrent que, dans ce domaine, les sujets ne s'exposent en définitive qu'aux seuls éléments d'information ou événements qui fortifient et renforcent leurs convictions. Les préjugés peuvent alors être considérés comme des structures cognitives fermées qui vont, au fil du temps, se stabiliser, se renforcer et s'ancrer du point de vue social. La grande stabilité des préjugés peut aussi s'expliquer par leur utilité sociale. Ils jouent en effet un rôle important dans la protection et la mise en valeur de l'estime de soi. Par exemple, lorsqu'on menace leur estime de soi, les sujets ont tendance à dénigrer les groupes à l'égard desquels ils ont des préjugés, ce qui a pour résultat de restaurer leur propre estime (Fein et Spencer, 1997). Du point de vue de leur utilité sociale, les préjugés contribuent également à réduire la complexité du monde qui nous entoure ainsi que son étrangeté. L'analyse des situations nécessite alors pour le sujet moins d'efforts cognitifs. Une fois qu'ils sont construits, les préjugés nous permettent de faire l'économie d'un travail cognitif important qui serait alors destiné à une analyse fine et systématique de la situation. Grâce à eux, nous avons d'emblée des certitudes inébranlables concernant les caractéristiques des membres du groupe auquel nous sommes confrontés (Bodenhaussen, 1993). Et, dans la mesure où elles sont partagées par les membres de notre propre groupe, nous faisons à ces certitudes une confiance aveugle. Ainsi, même s'ils nous sont totalement étrangers, les individus qui nous entourent nous sont finalement familiers. Et c'est ainsi que le monde auquel uploads/Philosophie/ compl-cours.pdf

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