5 Le projet de ce numéro est né de plusieurs constats, qui à bien des égards co

5 Le projet de ce numéro est né de plusieurs constats, qui à bien des égards constituent autant de paradoxes. On ne s’est peut-être jamais autant inquiété du manque de débats démocratiques. Il semble souvent que l’expression des indignations ait remplacé l’échange des arguments, que la méfiance généralisée ait détruit la reconnaissance qui permet de voir en autrui un interlocuteur. Certes, l’histoire nous rappelle que cette situation n’est pas sans précédent. Mais elle paraît particulièrement préoccupante en un temps où les lieux traditionnels du débat (les assemblées parlementaires, par exemple) sont débordés par des médias et réseaux sociaux qui permettent l’expression sans contrôle d’une parole immédiate. Premier paradoxe : plus on invoque la nécessité du débat, plus on en vient à douter de sa possibilité. Dans ce contexte, comme c’est souvent le cas, on se tourne vers l’institution scolaire. Mais ici se noue une seconde contradiction. Depuis ses origines et pendant des siècles, l’école a donné une place essentielle à la dialectique, puis à la rhétorique. Nourrie des modèles antiques, elle voyait dans l’art du discours, dans la « dispute » argumentée, la formation par excellence. Mais ces enseignements ont sombré depuis la fin du XIXe siècle dans un discrédit progressif : le développement des sciences a imposé d’autres modes de raisonnement, en même temps que l’enseignement littéraire s’enfermait peu à peu dans la glose et le commentaire. Au moment même où nous éprouvons le besoin de reconstruire une culture du débat, il semble que nous en ayons oublié la tradition. Là encore l’inquiétude n’est pas nouvelle, comme le montre l’étonnant texte de Jean Zay par lequel nous avons choisi d’ouvrir ce numéro : mais elle connaît aujourd’hui sans nul doute une acuité particulière. Les enjeux du débat Les articles réunis ici s’attachent à préciser les éléments de ces paradoxes, et à dessiner les perspectives qui permettraient de rendre au débat d’idées sa place à l’école et d’en faire à nouveau un axe de formation. ÉDITORIAL Débattre à l’école : enjeux et pratiques Alain BOISSINOT et Jean-Michel LE BAUT © Association Française des Acteurs de l'Éducation | Téléchargé le 27/12/2021 sur www.cairn.info via CNRST Rabat (IP: 196.200.131.104) © Association Française des Acteurs de l'Éducation | Téléchargé le 27/12/2021 sur www.cairn.info via CNRST Rabat (IP: 196.200.131.104) ADMINISTRATION & ÉDUCATION l n° 172 - décembre 2021 6 De quoi et comment peut-on débattre ? Que retenir de l’héritage de la rhétorique ? Quels sont les enjeux pédagogiques ? Alain Boissinot tente de répondre à ces questions dans un article qui dialogue avec plusieurs essais contemporains : leur nombre et leurs thèmes témoignent, s’il en était besoin, de l’actualité de la question. Réfléchir sur la place et les techniques de l’argumentation, c’est aussi s’interroger sur l’espace qu’elle occupe par rapport à la science. Au moment où celle-ci, du fait des urgences sanitaires, est convoquée sur la place publique, Pierre Léna explique quel mode de relation avec la vérité propose le discours scientifique. Si les débats paraissent aujourd’hui particulièrement parasités par les modes contemporains de diffusion des informations et des opinions, deux historiens, Gérald Chaix et Benoît Falaize, rappellent ensuite que ces problématiques ne sont pas inédites. Il ne s’agit pas par là d’estomper les spécificités de la situation actuelle, mais de mieux en prendre la mesure pour en tirer les conséquences pédagogiques. Nos pratiques sont-elles à la hauteur du défi que représente la préparation au débat démocratique ? Que penser par exemple de la vogue récente des concours d’éloquence (Camille Dappoigny), ou des modes de pilotage des EPLE (Isabelle Klépal) ? Le discours officiel Si l’on examine la situation pédagogique à l’aune des instructions officielles, le bilan est pour le moins contrasté. Certes l’instauration d’un « grand oral » au baccalauréat a donné un coup de projecteur sur deux domaines d’apprentissage étroitement liés et essentiels pour la maîtrise du débat : celui des compétences en matière d’oral, et celui de la capacité à argumenter. Mais ce grand oral, dont il faut espérer qu’il trouvera définitivement sa place, est un peu l’arbre qui cache la forêt. Les instructions officielles et les épreuves d’examen d’une discipline comme le français, discipline concernée au premier chef, sont hélas révélateurs. Outre l’instabilité des programmes depuis une quarantaine d’années, on est frappé par des évolutions qui vont souvent dans le sens d’un rétrécissement du champ. Les programmes pour les lycées de 1981 et surtout de 1987-1988 prennent acte à la fois des développements de la recherche et de l’élargissement considérable des publics. Cela se traduit notamment par l’accent mis sur les activités de communication et d’expression, sur l’importance donnée à des activités orales comme la discussion et le débat. On trouve même en 1981 des références explicites à l’art de convaincre : « Toute communication a pour objet de faire partager une information, une explication, une opinion (dans ce cas, il s’agit de convaincre, c’est-à-dire de susciter une certitude accompagnée de décision) ». Les instructions de 1987 s’inscrivent dans la même perspective, revendiquant l’ambition d’une « rhétorique moderne » et recherchant un équilibre entre les différents types de textes, parmi lesquels l’argumentation. À l’oral, on mentionne parmi les exercices la discussion ou le débat. Un virage se dessine avec la réforme de 2001, qui marque un retour vers le commentaire des textes et la littérature. Certes, l’argumentation figure parmi les perspectives d’étude proposées, qui mentionnent « la confrontation des idées ». Mais il s’agit beaucoup plus de l’écrit que de l’oral, et d’une réhabilitation © Association Française des Acteurs de l'Éducation | Téléchargé le 27/12/2021 sur www.cairn.info via CNRST Rabat (IP: 196.200.131.104) © Association Française des Acteurs de l'Éducation | Téléchargé le 27/12/2021 sur www.cairn.info via CNRST Rabat (IP: 196.200.131.104) 7 Débattre à l’école : enjeux et pratiques (au demeurant bienvenue !) des formes littéraires qui participent de la « littérature d’idées ». L’un des objets d’études retenus est ainsi présenté : « Convaincre, persuader et délibérer : les formes et les fonctions de l’essai, du dialogue et de l’apologue ». L’argumentation est donc présente, mais on reste dans le cadre d’une culture de l’écrit et du commentaire, non de la production orale. Cette tendance est poussée jusqu’à la caricature par de nouveaux textes publiés en 2010. Les programmes sont recentrés sur l’étude des « textes majeurs de notre patrimoine » et sur l’histoire littéraire. La référence à l’argumentation n’apparaît plus qu’à partir des œuvres du XVIIe et du XVIIIe siècles, ou à propos des exercices canoniques que sont la dissertation et le commentaire de textes. L’oral n’est que faiblement évoqué par rapport à l’écrit. Les textes les plus récents (2019) sont un peu plus riches et équilibrés, même si le champ de l’argumentation continue à être abordé à partir de la « littérature d’idées » et du commentaire. On trouve tout de même un objectif ainsi présenté : « approfondir et exercer le jugement et l’esprit critique des élèves, les rendre capables de développer une réflexion personnelle et une argumentation convaincante, à l’écrit comme à l’oral, mais aussi d’analyser les stratégies argumentatives des discours lus ou entendus ». Aux enseignants de se saisir de telles ouvertures, même si la lourdeur des programmes et la contrainte des épreuves d’examen limitent les possibilités d’innovation. On sait en effet que les épreuves du baccalauréat déterminent les pratiques bien plus que les programmes. Un effort avait été fait à partir de la fin des années 1990 pour remédier à la sclérose des épreuves traditionnelles, en imaginant des formules nouvelles. En 1997 le « résumé-discussion » est remplacé par une étude de texte argumentatif guidée par des questions et exercices divers. À partir de 2002, l’écrit des épreuves anticipées repose sur l’étude d’un dossier de textes variés et éventuellement de documents iconographiques, et propose des exercices de production et non seulement de commentaire de textes (« écriture d’invention »). En 2020, la redéfinition des épreuves met fin à ces tentatives de renouvellement : à l’écrit comme à l’oral ne subsistent que le commentaire littéraire et la dissertation, et dans les séries technologiques on retrouve même la contraction de texte suivie d’un essai qui était l’exercice roi des années 80… Les épreuves d’examen, plus encore que les programmes, dessinent ainsi une image de la discipline complètement déphasée par rapport aux enjeux contemporains, et un retour à une conception étroite de l’enseignement littéraire qui, malgré les efforts de rénovation qui s’étaient fait jour au tournant des années 2000, a conduit à l’effondrement de la série littéraire dans les lycées et à une crise des vocations dans l’enseignement supérieur. En fait, la sclérose de la discipline fait que les indispensables ouvertures se jouent ailleurs que dans le français au lycée. Quelques exemples post 2010 : les programmes 2015 de français au collège avec des questionnements comme « agir dans la cité » ou « informer, s’informer, déformer » ; le défunt enseignement d’exploration « Littérature et société » qui voulait « faire prendre conscience que les études littéraires sont, aujourd’hui plus que jamais, au cœur de la formation de l’homme et du citoyen » ; l’Enseignement uploads/Philosophie/ administration-amp-education-2021-4-n0-172 1 .pdf

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