La linguistique française et son histoire Sylvain Auroux Laboratoire d’histoire
La linguistique française et son histoire Sylvain Auroux Laboratoire d’histoire des théories linguistiques, UMR 7597 1 Un domaine actif des sciences du langage Parmi les innovations les plus importantes des sciences du langage durant ces trente dernières années, il faut incontestablement ranger le développement de leur histoire. Nous disposons désormais de nouvelles synthèses1, d’innombrables monographies et d’importantes discussions qui se déroulent lors de rencontres régulières. Le mythe d’une naissance récente des sciences du langage (apparu au 19ème siècle) n’est plus guère tenable. Nous savons les faire remonter aux paradigmes que l’on trouve dans les marges de bilingues sumérien/akkadien au tournant des 3ème et second millénaires avant notre ère. Comme toute discipline scientifique l’histoire des sciences suppose des résultats. Il peut s’agir de descriptions conceptuelles, de la construction de modèles d’évolution ou de l’évaluation de la place d’un thème ou d’un auteur dans un champ théorique. Les communications rassemblées dans la session « Histoire et Epistémologie » du CMLF 2008 appartiennent à toutes ces catégories. Il est difficile de dire que l’histoire de la linguistique française n’est pas bien documentée, puisque l’histoire de la grammaire française remonte au 18ème siècle et que la quantité de documents rassemblés, par exemple, dans l’Histoire de la langue française de F. Brunot demeure encore largement inexplorée, sans parler de ceux rassemblés dans les différents répertoires publiés par A. Chervel. Pourtant, s’agissant de l’histoire de la linguistique française (et même des sciences du langage en général) nous ne sommes guère dans la situation des physiciens ou des mathématiciens. Dans ces disciplines : i) chaque chercheur a consciences de travailler à accroître des connaissances ; ii) il y a un consensus pour définir les grandes étapes et les grandes inventions. Je ne connais pas un linguiste qui sache dater et citer dix grandes inventions en matière de théorie linguistique en recueillant l’accord de ses collègues. C’est également vrai pour la linguistique française. La question est plus complexe qu’elle y paraît. Supposons que je demande : « qui a inventé la classification du conditionnel français, non plus comme un mode, mais comme un temps? ». Le jeune linguiste ignorera probablement la réponse, voire la pertinence de la question ; le linguiste plus âgé2 renverra à Temps et verbe de G. Guillaume (1929), où le « psychomécanicien » le décrit comme un futur hypothétique; s’il lit le texte (on ne voit pas pourquoi !), il remarquera que Guillaume critique quelques auteurs qui en ont fait un « imparfait du futur, tout en maintenant l’existence du conditionnel mode » et là, on se demande de qui Guillaume parle. L’historien de la linguistique bien informé, citera l’idéologue Destutt de Tracy, qui dans sa Grammaire (1803) décrit les conditionnels français comme des « imparfaits des temps à venir ». Mais on ne sait toujours pas qui sont les grammairiens visés par Guillaume (Destutt ne conserve pas le conditionnel comme mode). Dans le fond, le problème n’est pas là. Il est dans le fait que le linguiste ne verra dans cette discussion qu’un point d’érudition. Dans son langage, il est prêt à admettre que Guillaume est l’inventeur de la psychomécanique ; à l’inverse, je ne connais, dans la littérature, aucune trace d’une expression, comme l’invention de l’imparfait3. Autrement dit, nous admettons facilement qu’il y a invention (ou création) d’un système, rarement qu’il y a invention (découverte) d’un phénomène. C’est ce qui distingue essentiellement la linguistique et, disons, la physique, dans leur rapport à leur histoire. On pourrait en tirer trois hypothèses quant à la nature des sciences humaines, et, particulièrement, des sciences du langage : (i) il n’y a pas d’invention dans ce domaine, mais des systèmes de représentations entre lesquels le choix est plus ou moins arbitraire (question d’époque ou de goût) ; (ii) il n’y a pas d’invention dans ce domaine, parce que ces disciplines ne bénéficient pas de la même maturité que les sciences de la nature (on le dit trivialement : « ce ne sont pas encore des sciences ») ; Durand J. Habert B., Laks B. (éds.) Congrès Mondial de Linguistique Française - CMLF'08 ISBN 978-2-7598-0358-3, Paris, 2008, Institut de Linguistique Française Histoire, épistémologie, réflexivité DOI 10.1051/cmlf08337 CMLF2008 1043 Article available at http://www.linguistiquefrancaise.org or http://dx.doi.org/10.1051/cmlf08337 (iii) il n’y a pas d’invention dans ce domaine, parce qu’une « invention » suppose qu’on puisse isoler un élément transcendant les théories (« la loi de Mariotte » ; « la loi des aires »), tandis que les éléments n’ont de sens qu’au sein d’un système (holisme). Ces hypothèses présupposent toutes l’idée qu’il n’y a pas de « cumulation » dans le domaine ; manifestement, aucune n’est satisfaisante. D’abord, parce que l’ancienneté de la grammaire rend extrêmement difficile que l’on admette la typicalité de la physique mathématique pour le concept de science. Ensuite, parce qu’un historien un peu attentif est capable, dans certains cas de retracer sur le long terme l’histoire de certains éléments qu’on peut appeler des « inventions » (par exemple, faire le rapport entre la théorie des synonymes et la conception saussurienne de la valeur). Enfin, parce que nous connaissons, dans certains domaines des sciences du langage, une cumulation des résultats, analogue à ce que l’on trouve ailleurs. C’était le cas, chez les générativistes, pendant une vingtaine d’années, lorsqu’on répertoriait les principes (« Principe A sur A »), en les nommant parfois du nom de leur « inventeur » (contrainte de Emonds »). Le domaine le plus flagrant est sans doute la grammaire comparée indo- européenne : dès le 19ème siècle on répertorie les « lois » (loi de Grimm, de Grassmann, de Verner, etc.), généralement sous le nom de leur inventeur4, pratique qui se poursuit jusqu’à nos jours comme en témoigne la publication de compendia5 (voir, par exemple, N. E. Collinge, The Laws of Indo-European, Amsterdam, John Benjamins, 1985). Dès lors, on doit présenter deux nouvelles hypothèses : (iv) La cumulation est possible dans certains domaines des sciences du langage qui ont atteint leur maturité scientifique ; il s’agit d’une nouvelle version de (ii) ; (v) La cumulation dépend d’un dispositif social qui fixe des finalités, trie et organise une « mémoire » ; ce dispositif n’existe pas au même degré dans les sciences de la matière et les sciences humaines (resterait à expliquer pourquoi). On se convaincra vite que ces deux hypothèses ne sont guère exclusives. La dernière, si elle présente une explication, ne fournit guère de solution immédiate : à celui qui soutiendra qu’il suffit d’organiser la cumulation, on fera remarquer que celle-ci dépend d’un consensus et que c’est justement ce dernier qui fait défaut : comment le faire exister ? On aurait probablement tort de soutenir une équation du genre : (vi) science = cumulation = (v) Dans le fond, le mode de cumulation moderne de la science ne s’est guère développé avant le 19ème siècle et, il est sans doute abusif de confondre l’existence de la science avec un mode particulier d’organisation sociale. L’historien soutiendra, en effet, qu’avec ou sans dispositif social de cumulation explicitement construit, avec ou sans vision historique des résultats acquis, il se publie des grammaires, et celles-ci ne sont pas indépendantes les unes des autres. Du seul fait qu’il y a de la temporalité, il se passe quelque chose, bref, en tout état de cause, il y a une « histoire ». Or, il nous faut avoir une représentation « de ce qui se passe » pour comprendre justement en quoi consiste cette « histoire » et éventuellement voir quel intérêt il y aurait à vouloir changer les choses. J’ai le sentiment que ce colloque a apporté quelques éléments nouveaux dans cette direction. 2 L’histoire sérielle Soient les définitions suivantes d’une « catégorie grammaticale », la préposition ; si l’on considère la première avec les autres, on est dans le long terme (15 siècles), la seconde et les deux autres dans le moyen terme (un siècle), les deux dernières dans le court terme (dix ans). La préposition est un mot qui se prépose à toutes les parties de phrase en composition et en construction (Denys le Thrace, III°-IV° siècle) Ce sont presque les mêmes rapports dans toutes les langues qui sont marqués par les prépositions (Port-Royal, 1660) Durand J. Habert B., Laks B. (éds.) Congrès Mondial de Linguistique Française - CMLF'08 ISBN 978-2-7598-0358-3, Paris, 2008, Institut de Linguistique Française Histoire, épistémologie, réflexivité DOI 10.1051/cmlf08337 CMLF2008 1044 Des mots qui expriment des rapports généraux, avec indétermination de tout terme antécédent ou conséquent (Beauzée, 1767) Il y a des prépositions qui, en indiquant le second terme d’un rapport, expriment encore le rapport même, et qui, par conséquent, modifient le premier terme (Condillac, 1775) On peut d’emblée se demander s’il y a un sens à aligner ces définitions. Certes, nous avons une identité de terminologie (modulo une traduction), mais il est difficile de voir un rapport immédiat entre la première définition et la suivante. Visiblement entre la première et la seconde, on a franchi une barrière épistémologique : on est passé d’une définition purement « formelle » à une définition sémantique. Qu’est-ce qui uploads/Philosophie/ la-linguistique-francaise-et-son-histoire 1 .pdf
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- Publié le Mai 09, 2022
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