L'ESPACE PUBLIC ET LA RELIGION Une conscience de ce qui manque Jürgen Habermas

L'ESPACE PUBLIC ET LA RELIGION Une conscience de ce qui manque Jürgen Habermas S.E.R. | « Études » 2008/10 Tome 409 | pages 337 à 345 ISSN 0014-1941 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-etudes-2008-10-page-337.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour S.E.R.. © S.E.R.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Nous remercions les éditions Gallimard de nous avoir autorisé à publier ces « bonnes feuilles ». *. Cet article est extrait d’un livre de Jürgen Habermas en discussion avec ses amis jésuites de Munich, L’espace public et la religion, qui doit paraître en français au mois de novembre 2008, aux édi- tions Gallimard. La tra- duction est de Christian Bouchindhomme. Nous remercions les éditions Gallimard de nous avoir autorisé à publier ces « bonnes feuilles ». Jürgen Habermas L e 9 avril 1991, à l’occasion du décès de Max Frisch, eut lieu, en l’église Saint-Pierre de Zurich, une cérémonie funèbre. Karin Pilliod, sa compagne, lut pour com- mencer une brève déclaration du défunt : Donnons la parole aux proches et sans amen. Je remercie les pas- teurs de Saint-Pierre de Zurich […] qui ont autorisé que le cer- cueil soit présent dans l’église durant notre cérémonie d’adieu. Les cendres seront dispersées quelque part. Deux amis prirent la parole. Ni prêtre, ni bénédiction. Dans l’assistance, on dénombrait surtout des intellectuels, dont la plupart n’étaient guère préoccupés d’Eglise ou de religion. Et c’est Max Frisch lui-même qui avait composé le menu du repas qui suivit. A l’époque, je ne m’étais pas étonné de cette cérémonie. Pourtant, sa forme, le lieu et le déroulement lui- même ont de quoi étonner. Max Frisch — agnostique, refu- sant toute profession de foi — a manifestement ressenti le caractère pénible des inhumations non religieuses et a démontré publiquement, par le choix de ce lieu, que la moder- nité éclairée n’avait pas encore trouvé de véritable équivalent à un accomplissement religieux de l’ultime rite de passage 1, conclusion d’une vie. 1. [N. d. T.] en français dans le texte. 1. [N. d. T.] en français dans le texte. Philosophe et sociologue allemand Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R. 338 On peut interpréter ce geste comme l’expression d’une mélancolie face à ce qui a irrémédiablement disparu. Mais on peut aussi y voir la mise en cérémonie d’un événement para- doxal, qui dit quelque chose de la raison séculière : la hantise que le rapport qu’elle entretient avec la religion ne soit clarifié qu’en apparence et demeure, au fond, opaque. Dans le même temps, l’Eglise — quand bien même s’agissait-il de l’Eglise réformée de Zwingli — dut, elle aussi, vaincre ses propres réticences pour permettre cette cérémonie laïque, « sans amen », dans l’espace consacré de ses murs. Il existe une dia- lectique caractéristique entre la compréhension que la moder- nité éclairée par la philosophie a d’elle-même et la compréhension théologique que les grandes religions univer- selles ont d’elles-mêmes, elles qui se présentent dans cette modernité comme l’élément le plus encombrant venu du passé. L’enjeu n’est pas d’établir un compromis nébuleux entre des positions inconciliables. Nous ne pourrons nous soustraire à l’alternative entre un point de vue anthropocen- trique et le point de vue de Sirius de la pensée théo- ou cos- mocentrique. Mais une chose est de parler les uns avec les autres, une autre de seulement parler les uns sur les autres. Dans le premier cas, deux présuppositions doivent être satis- faites. Du côté de la religion, on doit reconnaître l’autorité de la raison « naturelle », donc les résultats faillibles des sciences institutionnalisées et, dans les domaines du droit et de la morale, les principes d’un égalitarisme universaliste. De son côté, la raison séculière ne peut s’ériger en juge des vérités de la foi, quand bien même, au résultat, elle n’acceptera comme raisonnable que ce qu’elle peut traduire dans ses propres dis- cours, par principe accessibles à tous. Si la première présup- position ne peut être tenue pour triviale du point de vue théologique, la seconde ne l’est pas davantage du point de vue philosophique. La science moderne a contraint la raison philosophi- que, devenue autocritique, à rompre avec les constructions métaphysiques qui appréhendaient la nature et l’histoire comme un tout. Un champ de la réflexion chassant l’autre, la nature et l’histoire ont été déférées aux juridictions des scien- ces empiriques, et n’ont laissé à la philosophie guère plus que ce qui a trait aux compétences générales du sujet connais- Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R. 339 sant, parlant et agissant. Du même coup, la synthèse de la raison et de la foi, qui avait été produite d’Augustin à Thomas d’Aquin, s’est trouvée brisée. Certes, la philosophie s’est alors réapproprié de manière critique l’héritage grec sous la forme, disons, d’une pensée « postmétaphysique », mais ce fut pour repousser dans le même temps le savoir sotériologique judéo- chrétien. Alors qu’elle intègre la métaphysique à l’histoire de sa propre formation, elle se comporte désormais vis-à-vis de la révélation et de la religion comme si celles-ci lui étaient étrangères, extérieures. Tenir à distance n’étant pas rompre de fait, la religion est aujourd’hui présente sous un autre mode que ne l’est la métaphysique. On ne colmatera certes pas la brèche qui s’est ouverte entre la connaissance du monde et le savoir issu de la révélation. Pourtant, dès lors que la rai- son séculière prend au sérieux l’origine commune de la phi- losophie et de la religion à partir de ce qui a révolutionné les images du monde à l’époque axiale (au milieu du premier millénaire avant l’ère chrétienne), l’angle sous lequel la pen- sée postmétaphysique rencontre la religion se modifie. Au fil de l’histoire occidentale, la pensée métaphysi- que a assurément aménagé avec le christianisme une division du travail, afin qu’elle n’ait plus à administrer les biens de salut quêtés dans la contemplation ; mais, dans ses débuts pla- toniciens, la philosophie promettait aussi à ses disciples une rédemption par la contemplation, à l’instar des autres reli- gions cosmocentriques se référant à un monde des idées – en particulier les « religions de l’idée » de l’Orient qu’évoque Max Weber2. Eu égard au déplacement cognitif qu’a repré- senté le passage du mythe au logos, la métaphysique a alors trouvé place auprès de toutes les visions du monde apparues à la même époque, monothéisme mosaïque inclus. Toutes ont permis de porter, à partir d’un point de vue transcendantal, un regard sur le monde appréhendé comme un tout, et de dis- tinguer ainsi les phénomènes fugaces des essentialités qui sont au fondement du monde. Cela ayant conduit à réfléchir à la position de l’individu dans ce monde, une conscience nouvelle de la contingence historique et de la responsabilité du sujet agissant est alors née. Or, si des images religieuses et métaphysiques du monde ont entraîné des processus d’apprentissage analo- gues, cela signifie que les deux modes de la foi et du savoir, 2. [N. d. T.] Max Weber distingue les religions orientales, qu’il présente comme « religions de l’idée » (Gedankensreli- gionen) débouchant sur la contemplation, des reli- gions occidentales, qui seraient des religions de la conviction et du compor- tement intimes (Gesin- n u n g s r e l i g i o n e n ) débouchant sur l’ascèse. 2. [N. d. T.] Max Weber distingue les religions orientales, qu’il présente comme « religions de l’idée » (Gedankensreli- gionen) débouchant sur la contemplation, des reli- gions occidentales, qui seraient des religions de la conviction et du compor- tement intimes (Gesin- n u n g s r e l i g i o n e n ) débouchant sur uploads/Philosophie/ habermas.pdf

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