PANORAMA DE LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE CONTEMPORAINE Alain Badiou Je voudrais vou

PANORAMA DE LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE CONTEMPORAINE Alain Badiou Je voudrais vous présenter quelques remarques sur la philosophie française en commençant par un paradoxe : ce qui est le plus universel est aussi, en même temps, le plus particulier. C'est ce que Hegel appelle l'universel concret, la synthèse de ce qui est absolument universel, qui est pour tous, et de ce qui en même temps, a un lieu et un moment particuliers. La philosophie est un bon exemple ; comme vous le savez, la philosophie est absolument universelle, la philosophie s'adresse à tous , sans exception, mais il y a en philosophie de très fortes particularités nationales et culturelles. Il y a ce que j'appellerais des moments de la philosophie, dans l'espace et dans le temps. La philosophie est donc une ambition universelle de la raison et, en même temps, elle se manifeste par des moments entièrement singuliers. Prenons deux exemples, deux moments philosophiques particulièrement intenses et connus. D'abord, le moment de la philosophie grecque classique, entre Parménide et Aristote, entre le Vème et le IIIème siècle av. J.-C., moment philosophique créateur, fondateur, exceptionnel et finalement assez court dans le temps. Puis nous avons un autre exemple, le moment de l'idéalisme allemand, entre Kant et Hegel, avec Fichte et Schelling, encore un moment philosophique exceptionnel, entre la fin du XVIIIème siècle et le début du XIXème siècle, un moment intense, créateur et, là aussi, dans le temps, un moment court. Je voudrais donc soutenir une thèse historique et nationale: il y a eu ou il y a, selon où je me mets, un moment philosophique français qui se tient dans la deuxième moitié du XXème siècle et je voudrais essayer de vous présenter ce moment philosophique, comparable - toute proportion gardée - aux exemples que je vous donnais précédemment, au moment grec classique et au moment de l'idéalisme allemand. Prenons cette deuxième moitié du XXème siècle: L'être et le néant, oeuvre fondamentale de Sartre paraît en 1943 et les derniers écrits de Deleuze, Qu'est-ce que la philosophie?, datent du début des années quatre-vingt-dix. Entre 1943 et la fin du XXème siècle, se développe le moment philosophique français ; entre Sartre et Deleuze, nous pouvons nommer Bachelard, Merleau-Ponty, Lévi-Strauss, Althusser, Foucault, Derrida, Lacan moi-même, peut-être nous verrons. Ma position particulière est, s'il y a eu un moment philosophique français, d'en être peut-être le dernier représentant. C'est cet ensemble situé entre les oeuvres fondamentales de Sartre et les dernières oeuvres de Deleuze que j'appelle philosophie française contemporaine et dont je voudrais parler. Il constitue à mon avis un moment philosophique nouveau, créateur, singulier et en même temps universel. Le problème est d'identifier cet ensemble: qu'est-ce qui s'est passé, en France, en philosophie, entre 1940 et la fin du siècle? Qu'est-ce qui s'est passé autour de cette dizaine de noms propres que j'ai cités? Qu'est-ce qu'on a appelé existentialisme, structuralisme et déconstruction? Y a-t-il une unité historique et intellectuelle de ce moment? Et laquelle? 2 Voilà les questions que je voudrais poser avec vous ce soir. Je vais le faire de quatre façons différentes. A partir de la question de l'origine: d'où vient ce moment? Quel est son passé? Quelle est sa naissance? Puis en énonçant les principales opérations philosophiques propres à ce moment dont je parle. Ensuite, interviendra une question tout à fait fondamentale qui est le lien de tous ces philosophes avec la littérature, et plus généralement le lien entre philosophie et littérature dans cette séquence. Et en quatrième lieu, je parlerai de la discussion constante, pendant toute cette période, entre la philosophie et la psychanalyse. Question d'origine, question d'opérations, question du style et de la littérature, question de la psychanalyse, tels seront mes moyens pour tenter d'identifier cette philosophie française contemporaine. Alors d'abord, l'origine. Pour penser cette origine, il faut remonter au début du XXème siècle où sâopère une division fondamentale de la philosophie française: la constitution de deux courants véritablement différents. Je donne quelques repères: en 1911, Bergson donne deux conférences très célèbres, à Oxford, et publiées dans le recueil de Bergson qui a pour titre La pensée et le mouvement, et en 1912, en même temps donc, paraît le livre de Brunschvicg qui a pour titre Les étapes de la philosophie mathématique. Ces deux interventions philosophiques interviennent juste avant la guerre de 14. Or, ces deux interventions indiquent l'existence de deux orientations extrêmement différentes. Dans le cas de Bergson, nous avons ce qu'on pourra appeler une philosophie de l'intériorité vitale: la thèse d'une identité de l'être et du changement, une philosophie de la vie et du devenir. Cette orientation continuera pendant tout le siècle jusqu'à Deleuze inclus. Dans le livre de Brunschvicg, on découvre une philosophie du concept appuyée sur les mathématiques, la possibilité d'une sorte de formalisme philosophique, une philosophie de la pensée ou du symbolique et cette orientation a continué pendant tout le siècle, en particulier, avec Lévi- Strauss, Althusser ou Lacan. Nous avons donc au début du siècle ce que j'appellerais une figure divisée et dialectique de la philosophie française. D'un côté, une philosophie de la vie ; de l'autre, une philosophie du concept. Et ce problème vie et concept va être le problème central de la philosophie française, y compris dans le moment philosophique dont je parle, celui de la deuxième moitié du XXème siècle. Avec une discussion sur vie et concept, il y a finalement une discussion sur la question du sujet, laquelle organise toute la période. Pourquoi ? Parce qu'un sujet humain, c'est à la fois un corps vivant et un créateur de concepts. Le sujet est la part commune des deux orientations: il est interrogé quant à sa vie, sa vie subjective, sa vie animale, sa vie organique ; et il est aussi interrogé quant à sa pensée, quant à sa capacité créatrice, quant à sa capacité d'abstraction. Le rapport entre corps et idée, entre vie et concept va organiser le devenir de la philosophie française et ce conflit est présent dès le début du siècle avec Bergson d'un côté et Brunschvicg de l'autre. Nous pouvons donc dire que la philosophie française va constituer peu à peu une sorte de champ de bataille autour de la question du sujet. 3 Kant est le premier à définir la philosophie comme un champ de bataille, dont nous sommes tous des combattants, plus ou moins fatigués. La bataille centrale de la philosophie dans la deuxième moitié du siècle va être une bataille autour de la question du sujet. Je donne très rapidement quelques repères : Althusser définit l'histoire comme un processus sans sujet et le sujet comme une catégorie idéologique; Derrida, dans l'interprétation de Heidegger, considère le sujet comme une catégorie de la métaphysique, et Lacan, lui, crée un concept du sujet - pour ne rien dire de la place centrale du sujet chez Sartre ou chez Merleau- Ponty. Donc une première manière de définir le moment philosophique français serait de parler de bataille à propos de la notion de sujet, parce que la question fondamentale y est la question du rapport entre vie et concept, et que celle-ci n'est, en définitive, que l'interrogation fondamentale sur le destin du sujet. Remarquons, sur ce point des origines, qu'on pourrait remonter plus loin et dire, en fin de compte, qu'il y a là un héritage de Descartes, et que la philosophie française de la deuxième moitié du siècle est une immense discussion sur Descartes. Car Descartes est l'inventeur philosophique de la catégorie de sujet et le destin de la philosophie française, sa division même, est une division de l'héritage cartésien. Descartes est à la fois un théoricien du corps physique, de l'animal-machine, et un théoricien de la réflexion pure. Il sâintéresse donc, en un certain sens, à la physique des choses et à la métaphysique du sujet. On trouve des textes sur Descartes chez tous les grands philosophes contemporains: Lacan a même lancé le mot d'ordre d'un retour à Descartes , il y a un remarquable article de Sartre sur la liberté chez Descartes, il y a la tenace hostilité de Deleuze à Descartes, il y a, en définitive, autant de Descartes qu'il y a de philosophes français dans la deuxième moitié du XXème siècle, ce qui montre tout simplement que cette bataille philosophique est aussi finalement celle de l'enjeu et de la signification de Descartes. Les origines nous donnent donc une première définition de ce moment philosophique comme bataille conceptuelle autour de la question du sujet. Mon deuxième temps sera d'identifier des opérations intellectuelles communes à tous ces philosophes. J'en définirai quatre qui, je crois, montrent bien la manière de faire de la philosophie et qui sont en quelque manière des opérations méthodiques. La première opération est une opération allemande, ou une opération française sur les philosophes allemands. En effet, toute la philosophie française de la deuxième moitié du XXème siècle est en réalité aussi une discussion de l'héritage allemand. Il y a eu des moments tout à fait importants de cette discussion, par exemple, le séminaire de Kojève sur Hegel dans les années trente qui uploads/Philosophie/ alain-badiou-panorama-de-la-philosophie-francaise-contemporaine-pdf.pdf

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