Alain Renaut artre, le dernier hiloso!he BERNARD GRASSET PARIS Tous droits de t
Alain Renaut artre, le dernier hiloso!he BERNARD GRASSET PARIS Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. © Éditions Grasset & Fasquelle, 1993. AVANT -PROPOS Soit l'exclamation de Nietzsche, en sa géniale impa tience; « Déjà bientôt deux millénaires, et pas un seul dieu nouveau! » Vive tentation d'en parodier la frappe; déjà cinquante ans, et pas un seul philosophe nouveau! 1943 ; l'année où parrut L'Etre et le Néant. Sans doute le livre ne saurait-il être mis au même rang, tant s'en faut, que la Métaphysique d'Aristote ou la Critique de la raison pure, et beaucoup se feraient un plaisir d'en stigmatiser aujourd'hui les insuffisances. Les uns sur le ton du « petit » professeur, soucieux de rectifier au plus vite telle ou telle bévue historique ; d'autres en prenant la pose du « grand » penseur, trop désireux de reconnaître bien là l'œuvre majeure d'un philosophe de second plan. Ne me vouant ni à la carrière des correcteurs de copies, ni au destin des donneurs de leçons, j'ai d'abord été conduit à relire Sartre par une conviction de plus en plus insistante; l'impossibilité d'écrire un ouvrage du type représenté encore par L'Etre et le Néant (entendre, toute question de « niveau » mise à part : l'impossibilité d'en concevoir même simplement le projet) pourrait bien fournir la meilleure approche négative de ce qui fait la particularité de ma génération philosophique. Sartre, le dernier philosophe d'un certain style; d'au cuns l'avaient assurément déjà suggéré, davantage pour s'en réjouir que pour en concevoir une véritable interroga tion sur notre présente condition philosophique. Sartre, le dernier, se moquait ainsi Foucault dans un entretien 8 Sartre, le dernier philosophe (Magazine littéraire, février 1968), à avoir cm que la philosophie devait « dire ce que c'était que la vie, la mort, la sexualité, si Dieu existait ou si Dieu n'existait pas, ce que c'était que la liberté ». Fallait-il pourtant, faut-il vraiment ironiser ainsi sur ce qu'il pouvait y avoir de naïf, ou de mégalomaniaque, dans une telle illusion ? A beaucoup d'égards, j'ai le sentiment, depuis que je suis entré en philosophie, que la discipline tout entière vit - et plutôt mal que bien - le deuil de cette bienfaisante illusion. En moins d'un siècle, les questions qui avaient animé tous les grands philosophes depuis les Grecs, sans entrer pour elles-mêmes en désuétude (qui, dans le silence de ses appartements, ne les formule encore par-devers soi ?), sont devenues objets de soupçon chez des philosophes désormais plus pressés de les « déconstruire » que de les prendre en charge. Evénement d'une ampleur sans précédent dans l'histoire de la philosophie : nous philosophons après une crise engageant bien davantage que toutes celles qui furent des moments décisifs dans le devenir de ce qui apparut il y a environ vingt-trois siècles. Bien davantage que la crise induite par l'assaut des Sophistes contre le logo::; bien davantage même que cette fameuse « querelle du pan théisme » qui reste si méconnue et qui, durant les deux dernières décennies du XVIIIe siècle, secoua l'ensemble de la philosophie allemande en mettant en cause, pour la pre mière fois si radicalement, la valorisation moderne de la raison: nous philosophons après la fin de ce que fut jusqu'à nous la philosophie quand elle assumait des questions (qu'on s'accorde aujourd'hui à dire «métaphysiques ») dont le plus balbutiant des élèves de terminale apprend maintenant, sans doute avec déception, que les philosophes ne sont pas là pour y apporter des réponses . A mesure que s'est creusée cette crise sans précédent, la philosophie a perdu beaucoup de son prestige auprès d'un public qui ne sait plus guère ce qu'il doit attendre des philosophes : il est vrai, le savons-nous encore nous-mêmes ? Avant-propos 9 Nous philosophons - mais qui sommes-nous donc, nous qui, héritiers de cette crise de la « métaphysique », philoso phons encore? A nouveau Nietzsche: ressemblons-nous à ces fidèles qu'il dépeint dans son Gai Savoir et qui, ignorant la mort de leur dieu, continuent de lui vouer un culte immuable? Qu'il s'en trouve quelques-uns, pann i nous, pour correspondre à ce portrait-robot, ce n'est guère contestable, et je laisserai au lecteur le soin de les reconnaî tre. Difficile cependant d'imaginer qu'un tel manque de lucidité ait pu frapper toute la corporation : de fait, la proclamation de la « fin de la philosophie », nourrie par des convictions fort diverses, est devenue l'un des lieux com muns les plus fréquentés par les philosophes contempo rains. Ainsi se pourrait-il que nous appartenions à une singulière époque, au sein de l'histoire de ce qui s'est appelé philosophie : l'époque où, moins que jamais, ne saurait être éludée la question de savoir ce que font au juste les philosophes, mieux : la question de ce qu'ils font encore quand décidément, envers et contre tout, ils philosophent. Singularité d'une situation que vient renforcer la dispari tion de l'édifice universitaire, du moins sous la forme dont l'existence même de la philosophie, dans les pays porteurs de son histoire, s'était trouvée solidaire depuis plus de deux siècles. Car peu importe à vrai dire que l'on interprète cette disparition comme un effondrement ruineux ou comme une mutation tant nécessaire que prometteuse: l'Université n'est plus - j'entends : cette Université dont le concept même, comme uni-versité, comme réunion de la multipli cité des disciplines en l'unité d'un espace homogène d'enseignement et de culture, avait appelé l'installation à son sommet d'une philosophie se voulant totalisation systématique du savoir humain. On l'a souvent souligné : c'est à partir de l'école leibnizo wolffienne - celle-là même qui fit entrer le projet du système, en gestation depuis l'émergence de la rationalité moderne, dans la phase décisive de son accomplissement que la condition sociale du philosophe s'est identifiée à celle du professeur de philosophie, et qu'il est devenu difficile de 10 Sartre, le dernier philosophe concevoir le philosophe hors d'une relation de toute façon décisive à l'Université, soit qu'il y exerce ses fonctions, soit qu'il en tienne sa légitimité. Le Kant du Conflit des f acultés, installant la faculté de philosophie au premier rang et en position d'arbitre suprême dans les débats susceptibles d'opposer ses rivales, témoignait déjà que le destin de la philosophie se trouvait ainsi lié à celui d'un certain dispositif proprement uni-versitaire. La passion avec laquelle, de 1807 à 1810, les plus grands philosophes allemands intervinrent dans le débat suscité par la fonda tion de l'Université de Berlin confirma cette imbrication dont je vois mal ce qui, pendant plus d'un siècle et demi, vint la démentir. Que l'effondrement de ce dispositif rende d'autant plus problématique la condition contemporaine du philosophe, c'est là, désormais, un fait sur lequel je me réserve de revenir un jour. Reste que, si Sartre constitua le dernier philosophe d'un certain style, c'est sans doute aussi dans la mesure où son trajet coïncida avec la naissance de cette crise d'identité (sociale) du philosophe. Ce pur produit de l'Université, normalien, reçu premier à l'agrégation de philosophie, fut d'abord, au Havre, puis au lycée Pasteur de Neuilly, un professeur dont témoins et biographes n'ont pas manqué de saluer le talent pédagogique, fait d'origina lité et de dévouement. Au demeurant, comme tout profes seur de philosophie qui se respecte, il n'excluait nullement, durant ces années où il participa volontiers, avec des collègues havrais, à l'élaboration d'un projet de réforme universitaire, de faire carrière dans l'enseignement supé rieur. Au point qu'en 1 940 encore (il a tout de même trente-cinq ans et La Nausée est parue depuis deux ans !), Les Carnets de la drôle de guerre envisagent, à la suite d'une proposition de Jean Wahl, de retarder la publication de L'Imaginaire pour en faire une thèse. Bref, celui qui fut aussi professeur de khâgne au lycée Concorcet jusqu'en 1944, avant de se mettre en congé à près de quarante ans, puis de démissionner définitivement de l'enseignement dans les années 60, ne s'est détourné que peu à peu des Avant-propos 11 ambitions universitaires, convaincu par le succès (essentiel lement littéraire) que l'Université n'était pas pour lui le lieu suprême où devait s'accomplir sa vocation d'écrivain. Eut-il raison ? Eut-il tort? D'autres qui, à commencer par Merleau-Ponty, ne jouissaient pas de la liberté conférée par la réussite romanesque ne firent pas alors la même analyse : du moins peut-on considérer qu'avec la généra tion dominée par Sartre, un certain dispositif s'est brisé, en tout cas en France, où il allait de soi que le grand philosophe fût aussi un grand universitaire. Foucault, dans la génération suivante, réconcilia pour un temps les deux vocations : encore n'y parvint-il qu'en quittant très tôt l'Université proprement dite pour ce qui en constitue comme un appendice, certes prestigieux, mais « limi trophe », à savoir le Collège de France. Réconciliation qui, en ce sens, fut plus trompeuse que réelle: la dissociation qui était intervenue entre la légitimation universitaire du philosophe et sa reconnaissance publique continua de se creuser - et l'on me fera grâce d'entrer dans les trop évidentes et, uploads/Philosophie/ alain-renaut-sartre-le-dernier-philosophe-le-college-de-philosophie-1993.pdf
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- Publié le Mai 27, 2022
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