Le Portique Revue de philosophie et de sciences humaines 23-24 | 2009 Animalité

Le Portique Revue de philosophie et de sciences humaines 23-24 | 2009 Animalité Animal, animalité, devenir-animal Mise en question à travers les impératifs du développement technoscientifique Denis Viennet Édition électronique URL : http://leportique.revues.org/2454 ISSN : 1777-5280 Éditeur Association "Les Amis du Portique" Édition imprimée Date de publication : 28 septembre 2009 ISSN : 1283-8594 Référence électronique Denis Viennet, « Animal, animalité, devenir-animal », Le Portique [En ligne], 23-24 | 2009, document 13, mis en ligne le 28 septembre 2011, consulté le 30 septembre 2016. URL : http:// leportique.revues.org/2454 Ce document a été généré automatiquement le 30 septembre 2016. Tous droits réservés Animal, animalité, devenir-animal Mise en question à travers les impératifs du développement technoscientifique1 Denis Viennet Question de regard 1 Nous regardons les animaux et les animaux nous regardent. Nous faisons signe à un chat, par la voix, par le geste, le chat nous regarde et cligne des yeux. Il n’a pas la capacité d’exprimer des paroles selon le modèle humain, mais à sa manière il nous répond, par un clin d’œil. Que se passe-t-il dans ce clin d’œil ? Une communication s’établit, un échange a lieu. Nous regardons l’animal qui nous regarde. Que voyons-nous alors ? Le clin d’œil énigmatique nous pousse à regarder en nous-mêmes, comme dans un miroir, et, hors de nous-mêmes, le monde tel qu’il est. Et nous voyons des sentiments, de l’affect. Notre regard au fond est mélancolique et attristé, voire affligé et même honteux. 2 Nous regardons les animaux et les animaux nous regardent. Autrement dit, pour autant que nous partageons l’espace terrestre, la biosphère, ce qui arrive aux animaux nous regarde : nous concerne. Les animaux nous regardent, c’est aussi : le sort des animaux nous concerne. Double sens d’un regard, donc. 3 Nécessité d’un regard clairvoyant et critique, qui se dépouille des préjugés et d’un certain anthropocentrisme. Avec Descartes, l’homme est désigné comme « maître et possesseur de la nature ». Cette conception a laissé des traces dans l’appréhension de la nature et des animaux, jusqu’à concevoir aujourd’hui les animaux comme des machines, des automates 2. Une vache, automate à produire du lait. Cette conception est pratique et efficace, notamment pour l’industrie, puisqu’elle rejette et oublie toute question relative à ce que sont l’animal et l’animalité. 4 Mais lorsque nous regardons vraiment le monde, nous pouvons percevoir le développement technoscientifique dans lequel l’humanité est insérée, qu’elle le veuille ou non. Ce qui importe dans le système dans lequel nous survivons, c’est l’accroissement de la performance et du gain, c’est-à-dire le gain de temps. Animal, animalité, devenir-animal Le Portique, 23-24 | 2009 1 5 Or, si nous sommes mélancoliques, attristés, affligés, honteux, c’est que nous nous rendons compte de l’impact d’un tel développement sur les animaux. Le développement menace l’écosystème, menace la survie des animaux sur la Terre. Les animaux, en particulier les animaux sauvages, disparaissent : ils meurent sous nos yeux, et à une vitesse sans précédent. Avec le développement, nous assistons à une destruction massive des habitats. Tous les spécialistes le disent : la situation est alarmante. 6 Tout se passe comme si par une sorte de narcissisme anthropocentrique nous oubliions que les animaux nous regardent, et que ce regard, bien qu’énigmatique, exprime le fait que nous ne possédons pas le monde à nous seuls, mais que nous le partageons avec d’autres êtres vivants terriens. « L’environnement naturel est une communauté dont les hommes sont membres » 3. Et les animaux en sont des membres au même titre que les hommes. 7 Partout l’être humain côtoie des êtres animaux. Il les domestique, ou encore il les parque dans des zoos ou dans des réserves. Ces parcs dits naturels sont des lieux où les humains se divertissent, s’amusent des « étranges » comportements animaliers, plutôt que d’interroger cette étran geté − qui est le signe d’une différence − et de remettre en question le regard qu’ils portent sur les bêtes. L’arrogance humaine l’emporte sur l’étonnement et l’émerveillement par lesquels commence tout questionnement. Boris Cyrulnik remarque alors que « le jour où l’on comprendra qu’une pensée existe chez les animaux, nous mourrons de honte de les avoir enfermés dans les zoos et de les avoir humiliés par nos rires. » 8 Un enjeu majeur de la question de l’animalité est ici posé par Cyrulnik. Il existe selon lui une pensée sans langage chez les animaux. Cette idée ébranle nos plus vieilles convictions, depuis Aristote qui définissait l’homme par sa capacité de langage : zôon logon ekhon : l’ animal doué de langage. Elle ébranle ainsi les certitudes des philosophes: cette idée qu’une « créature ne peut pas avoir de pensée tant qu’elle n’a pas de langage » 4. Elle ébranle enfin la définition que nous donnons d’une part de l’animal, et d’autre part de l’humain. Elle rend la différence entre humain et animal plus incertaine, plus complexe, plus indiscernable. N’est-elle pas même, pour qui défend le monopole de la pensée appartenant à l’humain, après Copernic, Darwin et Freud, une nouvelle vexation, une vexation anthropologique 5? 9 Outre la question du langage, une autre question est celle de la souffrance. Une position cartésienne radicale consiste à dire que les animaux ne souffrent pas. Pourtant la question de la souffrance est une question majeure, posée par Bentham dans cette célèbre formule : « La question n’est pas : “peuvent-ils raisonner ?”, ni “peuvent-ils parler?”, mais : “peuvent-ils souffrir ?” Can they suffer ? » 6. 10 La thèse de Dominique Lestel, dans Les Origines animales de la cul ture 7, est que les travaux scientifiques de l’éthologie nous poussent à changer de regard, à créer de nouveaux repères quant à la condition animale, et donc en même temps quant à la condition humaine. Les notions de culture et de sujet ne seraient plus le propre de l’humain, mais les animaux aussi pourraient être conçus comme sujets, et disposer de culture. « L’animal est devenu un sujet, non parce que nos projections populaires et affectives nous les font voir ainsi, mais parce que les travaux scientifiques les plus modernes ne nous laissent pas le choix » 8. Il est alors nécessaire de parler d’une véritable révolution éthologique, laquelle change radicalement nos conceptions du monde et la détermination des frontières entre animal et humain. Les cultures animales et les cultures humaines Animal, animalité, devenir-animal Le Portique, 23-24 | 2009 2 auraient donc une origine commune, et seraient séparées par des « différences intrinsèques» 9. La question soulevée alors est : quel est donc le propre de l’homme ? A-t-il une identité propre ? Cyrulnik écrit ainsi : « La conscience de soi, l’outil, la bipédie, la chasse, le tabou de l’inceste, les traditions, le rire, le jeu, la souffrance, la morale, le sens de la famille, toutes ces conquêtes qui jadis ont servi à distinguer l’humain de l’animal ne sont plus désormais le propre de l’homme » 10. Si bien que de cette remise en question des acquis scientifiques (anthropologique, ethnologique, éthologique) mais aussi bien philosophiques, il s’ensuit que « l’homme est confronté à la plus grande crise d’identité de son histoire » 11. Le développement technoscientifique et la vie 11 S’interroger sur ces différences entre animalité et humanité, c’est essentiellement poser la question de la vie. Animal et homme se rejoignent en cela qu’ils ont la vie (comme le végétal, par ailleurs). Et cette vie qu’ils ont, comme le dit Hans Jonas 12, est tournée vers le monde. En cela s’accorde Deleuze lorsqu’il dit dans le « A comme animal » de son Abécédaire, que les animaux ont un monde. Dans ce rapport au monde, la vie, écrit Jonas, est « prête à la rencontre » et donc « capable d’expérience ». La vie « institue d’elle-même constamment la rencontre, elle actualise la possibilité d’expérience, elle “a” le “monde”. » Par ce biais, nous posons l’hypothèse d’une rencontre qui ne serait pas l’apanage de l’humain, mais qui relèverait d’un composé de forces de vie. La rencontre change le regard. La rencontre est ontologique. Elle surgit lorsque quelque chose, des forces, dans l’expérience du vivant, le décentrent de son actualité, le conduisent et l’ouvrent à un ailleurs qui laisse entrevoir des possibilités autres et nouvelles d’être. Elle survient dans l’événement qui est dévoilement de l’hétéro généité inattendue que sécrète un hasard inouï bouleversant l’homogénéité attendue d’un vivant. Elle renouvelle en accueillant l’autre au sein d’une vie qui est toujours plus que la vie, autodépassement, voire surpassement, passage à des formes nouvelles, transformation vers autre chose, par le jeu de forces parfois invisibles, de forces particulières et particulaires. 12 Dès lors, Lestel croise de très près Jean-François Lyotard dans L’Inhumain 13 lorsqu’il écrit : «Il n’y a pas de finalité intelligente dans l’Univers ; seulement une complexification croissante de processus qui étaient déjà présent dès le début du vivant » 14.Selon Lyotard, après le déclin des grands discours qui structuraient l’humanité à partir d’un telos, d’un horizon de sens, d’une ouverture à des possibilités d’émancipation (le christianisme, les Lumières, le marxisme…), nous sommes désormais face à une fin uploads/Philosophie/ animal-animalite-devenir-animal-pdf.pdf

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