Argumentation et narration Emmanuelle Danblon, Emmanuel De Jonge, Ekaterina Kis

Argumentation et narration Emmanuelle Danblon, Emmanuel De Jonge, Ekaterina Kissina, Loïc Nicolas ISBN 978-2-8004-1418-8 © 2008 by Editions de l’Université de Bruxelles Avenue Paul Héger 26 1000 Bruxelles (Belgique) EDITIONS@.ulb.be http://www.editions-ulb.be Imprimé en Belgique Préface Ce volume, qui rassemble des contributions originales dans des domaines aussi variés que le droit, la philosophie, la bioéthique ou encore l’analyse de discours politique et littéraire, constitue la publication inaugurale du Groupe de recherches en rhétorique et en argumentation linguistique (GRAL). Cette équipe de chercheurs, créée à l’initiative d’Emmanuelle Danblon, et intégrée au Laboratoire de linguistique textuelle et de pragmatique cognitive de l’Université libre de Bruxelles, vise la cohérence scientifique d’un projet commun : celui de penser les expressions discursives de la raison rhétorique sous toutes ses formes. C’est pourquoi le GRAL se propose d’interroger les dilemmes de la modernité suivant une approche interdisciplinaire. Il s’agit d’éclairer la pratique autant que la théorie des discours à partir des outils de la linguistique contemporaine en réinvestissant les acquis de l’ancienne Rhétorique. L’objectif est bien d’amener à reconsidérer les conditions de la persuasion dans les démocraties modernes, depuis les cadres de l’argumentation comme lieu privilégié de l’expression de la rationalité. La pertinence majeure d’une telle démarche tient au rapprochement de champs d’études qui, depuis leurs enjeux propres et leurs outils spécifiques, se trouvent ultimement intégrés au sein du questionnement rhétorique. Cette réflexion conjointe met l’accent sur le fonctionnement des mécanismes de la rationalité, et partant, sur leur statut épistémologique. En effet, l’évolution actuelle d’un certain nombre de disciplines en sciences humaines nécessite, dans le cadre d’une perspective empirique, de reprendre à nouveaux frais le problème central de la rationalité qui est à l’origine des théories de l’argumentation depuis l’Antiquité. Tout l’intérêt de ce travail consiste donc à dépasser les mauvais procès intentés à la Rhétorique et de replacer celle-ci dans l’univers de la raison et du logos, tout en montrant en quoi cette raison rhétorique participe crucialement des dimensions éthique et pathétique des discours. 8 argumentation et narration La thématique du présent volume a pour ambition d’exploiter cette démarche scientifique à partir de la question essentielle des liens entre l’argumentation et la narration. Ces deux registres de discours ont, en effet, toujours entretenu des rapports étroits et l’analyse montre qu’ils concourent ensemble à l’émergence d’une parole socialement élaborée, qui vise tant la persuasion que la transmission d’une certaine vision du monde. Chacune des disciplines représentées dans cet ouvrage investit à sa manière cette articulation des deux registres discursifs que sont l’argumentation et la narration, et s’attache, à cet effet, à repenser la frontière ténue qui sépare, mais aussi qui rapproche les deux termes de la problématique. Les contributions de ce recueil sont issues d’un travail coordonné par Emmanuelle Danblon au cours de l’année 2005-2006, lequel a donné lieu à un séminaire de recherches interdisciplinaire et interuniversitaire, ainsi qu’au colloque « Argumentation et Narration » qui s’est tenu à l’Université libre de Bruxelles les 6 et 7 mars 2006. Emmanuelle Danblon Emmanuel de Jonge Loïc Nicolas Introduction Emmanuelle Danblon Au cœur de la modernité, il serait vain de discuter le fait que l’argumentation et la narration relèvent de deux registres de discours bien distincts. A première vue, c’est surtout par la visée que l’on peut distinguer ces deux activités discursives. D’un côté, la narration a pour fonction de représenter des événements, de donner du sens à une situation, de construire un récit auquel une communauté, ou un individu, peut s’identifier. Ainsi, la narration aurait pour visée première, essentielle, de donner du sens à l’environnement humain via la représentation dynamique de ce qui advient, de ce qui est advenu, mais aussi de ce qui pourrait advenir. D’un autre côté, l’argumentation est reconnue comme une fonction supérieure du langage, dont la visée complexe est de convaincre ou de persuader autrui, et cela, le plus souvent, en vue de lui faire prendre une décision. Pourtant, au-delà de cette distinction essentielle, les traditions philosophiques, linguistiques mais aussi psychologiques, n’ont jamais manqué d’observer des liens, des interactions et même parfois des rapprochements spectaculaires entre narration et argumentation. L’une des voies royales pour l’observation de ces liens est offerte par le point de vue de l’émergence des fonctions discursives. Dans cette perspective, il est communément accepté que l’activité narrative précède l’activité argumentative dans les étapes du développement – celui de l’enfant, mais aussi celui de l’espèce. Dans les deux cas, l’acquisition de l’écriture semble jouer un rôle important dans le passage d’un mode de pensée que l’on peut qualifier de « narratif » à un mode de pensée dit « argumentatif ». Pourtant, seule une conception linéaire, et pour tout dire, téléologique du développement, nous ferait percevoir le « stade » narratif, précédant le « stade » argumentatif, comme son parent pauvre, voire dans une perspective de « dessin intelligent », comme son « brouillon ». Appréhender le monde par le récit 10 argumentation et narration plutôt que par l’argumentation serait, selon une telle conception, une attitude naïve. Cela étant, il reste à comprendre les raisons qui font qu’un mode de pensée qui pratique l’argumentation, la critique et les critères de rationalité de la logique moderne demeure, de part en part, traversé par l’activité narrative. Seraient-ce là des scories dont tout bon usage de la raison devrait se débarrasser ? Certains auteurs ont défendu pareille thèse au point de traquer, dans les pratiques argumentatives, tout ce qui relevait de la fiction, de la mise en récit, ou de la figuration, comme autant de naïvetés que la pensée, désormais devenue rationnelle, devait abandonner. On reconnaît là l’attitude platonicienne face à la rhétorique naissante, au moment même où la pensée évoluait du paradigme narratif vers le paradigme argumentatif. De son côté, la Rhétorique d’Aristote, qui a cherché à concilier le souci de validité de l’argumentation avec ses manifestations empiriques, a remarqué qu’il existait des domaines de l’argumentation dans lesquels la fonction narrative occupait une place de choix. On se souviendra, à cet égard, que, pour Aristote, l’argument privilégié du genre délibératif était l’exemple, c’est-à-dire le récit d’un événement marquant pour la communauté. Au cœur même du système rhétorique, l’argument privilégié de la délibération est une narration. L’argumentation par l’exemple chez Aristote – le paradeigma – est sans doute un lieu particulièrement propice pour lancer une réflexion sur les rapports qu’entretiennent narration et argumentation dans la mise en œuvre de la raison rhétorique. En effet, le paradeigma, cet enchâssement de narration dans l’argumentation, a pour particularité de n’être ni la simple occurrence d’un événement isolé, ni une règle générale qui subsumerait un ensemble de faits. Il est, au-delà de cette dichotomie réductrice, un paradigme. Au plan logique, il n’est ni particulier, ni général, mais exemplaire. Au plan de la représentation, il n’est ni un hapax totalement isolé, ni un événement banalement stéréotypé : il est une péripétie – une peripeteia –, quelque chose qui advient, une curiosité, à laquelle la raison discursive se doit de donner du sens. C’est dans cette exemplarité qui dépasse l’opposition du singulier et de l’universel que l’on trouve peut-être le lien le plus puissant entre narration et argumentation. Aristote, disciple de Platon, avait peut-être ouvert la voie à une réflexion qui aurait dû dépasser le clivage, stérilisant pour la raison, entre les anciennes fonctions narratives des mages et des guérisseurs, et les nouvelles fonctions argumentatives sommées, désormais, de répondre aux canons de validité de l’induction et de la déduction. Mais cette voie proposée par Aristote a régulièrement été refermée par de nouvelles formulations de l’éternelle dichotomie : d’un côté, l’authenticité des événements réellement vécus mais constamment menacés d’irrationalité, de l’autre, une validité argumentative prête à sacrifier la véracité au nom d’une vérité désincarnée – pour le dire dans les termes de Bernard Williams. Or, c’est précisément aux dernières péripéties de cette concurrence entre vérité et véracité que s’intéresse Bernard Williams, celles qui ont marqué la modernité. A cette opposition épistémologique fait écho l’opposition discursive qui nous intéresse ici : celle de la concurrence entre narration et argumentation. Comme Aristote, Williams suggère qu’il ne doit pas y avoir de clivage brutal entre ces deux critères pour la raison. La troisième voie, à laquelle nous convie Aristote, réclame donc une fois de plus qu’on lui fasse droit, au introduction 11 risque de manquer l’occasion cruciale qui s’offre à notre conception de la rationalité aujourd’hui, de se réconcilier avec ses racines indiciaires, sans rien abandonner pour autant des exigences modernes de la validité. Tel est l’état de la question. C’est la raison pour laquelle cet ouvrage a l’ambition de montrer, à travers une démarche interdisciplinaire, que l’option aristotélicienne, non seulement est possible, mais plus encore nécessaire, pour comprendre l’enjeu de domaines essentiels à la vie publique que sont le droit, la bioéthique, la compréhension de textes, mais aussi l’action politique. Enfin, il faut noter que la démarche interdisciplinaire adoptée par ce volume dévoile la diversité des usages de l’argumentation et souligne l’orientation spécifique de celle-ci en fonction de l’origine des acteurs qui la mobilisent à des fins stratégiques. Pour les théoriciens de l’argumentation, elle uploads/Philosophie/ argumentation-et-narration.pdf

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