BSAM jan 1999 "ILS CROIENT, OU ILS CROIENT CROIRE": RÉFLEXIONS SUR LA FOI CHEZ
BSAM jan 1999 "ILS CROIENT, OU ILS CROIENT CROIRE": RÉFLEXIONS SUR LA FOI CHEZ MONTAIGNE ET CHEZ BAYLE Nous abordons un problème notoirement complexe en lui-même: l'interprétation de Montaigne n'est pas facile; l'interprétation de la lecture de Montaigne par Bayle multiplie les pièges, d'autant que cette lecture n'est pas isolée et que les autres lectures sceptiques de Bayle peuvent servir de grille - ou d'écran. A Montaigne, il faut certainement associer La Mothe Le Vayer. Or chacun de ces auteurs pose des problèmes redoutables d'interprétation. Que dire de la tentative de lier les uns aux autres? Et comment faire une place à toute la littérature secondaire, reposant souvent sur des prémisses contradictoires, qui a pris son envol depuis l'étude désormais classique de Richard Popkin et la thèse de Craig Brush1? Pour poser une question importante d'emblée et très brutalement, qu'est-ce que le fidéisme? Est-ce une foi qui ne repose sur aucun argument ou bien une foi qui ne repose sur aucun argument démonstratif? Le fidéiste est-il celui qui affirme que sa foi ne repose sur aucun argument, sur aucune raison ni probabilité, qu'elle est le fruit irrationnel et irréfléchi d'une adhésion spontanée, d'un "sentiment" du "cœur"? Ou est-il celui qui refuse les preuves démonstratives, les preuves métaphysiques, tout en admettant que la foi est une persuasion légitime, reposant, comme tant d'autres persuasions et convictions de tous les jours, sur des arguments historiques et moraux, historiques sur la véracité des témoignages et l'authenticité de l'Ecriture, moraux concernant l'autorité, la cohérence et la majesté de la doctrine? Toute une littérature critique porte implicitement sur de telles questions restées sans réponse. Tant d'autres questions et tant d'autres équivoques surgissent au cours de ces débats, questions portant sur la cohérence logique des argumentations et sur le statut attribué par chaque auteur à tel ou tel argument en particulier, - sans même poser la question de la sincérité ou de l'ironie de l'auteur. Non pas que cette dernière question soit illégitime à nos yeux. Elle nous paraît au contraire inévitable. Lire dans les œuvres de Bayle l'expression d'une foi chrétienne implique d'y voir l'expression d'une foi chrétienne sincère, sinon tout n'est que bavardage... Certes, telle formule de tel auteur aurait pu servir à tel autre de masque; telle profession de foi de l'un peut grincer sous la dent de l'autre; la foi vive de l'un peut sonner creux dans un autre contexte. Tout cela va de soi. Nous ne pouvons juger de la sincérité que selon les indices qui sont nôtres. L'environne- ment intellectuel, la cohérence dans l'ensemble et dans le détail, les sous-entendus, les non-dits: tout cela fait légitimement l'objet de nos analyses et fonde notre interprétation des textes. Mais il faut aussi savoir le reconnaître lorsque les éléments qui pourraient fonder un tel jugement nous manquent: ne pas inculper nos auteurs de libertinage par R. Popkin, "Pierre Bayle's place in 17th century scepticism", in P. Dibon (éd.), Pierre Bayle, le philosophe de Rotterdam, Amsterdam, Elsevier, 1959; C.B. Brush, Montaigne and Bayle. Variations on the theme of scepticism, La Haye, M. Nijhoff, 1966. 62 Antony MAC KENNA RÉFLEXIONS SUR LA FOI CHEZ MONTAIGNE ET BAYLE 63 association, ne pas fonder notre interprétation sur des indices insuffisants, ne pas céder à l'envie de lire entre les lignes. Tout cela va de soi selon les bons principes de méthode, mais nous savons tous combien il est difficile de mettre de tels principes en pratique. Revenons aux équivoques de la logique, de la cohérence et de l'agencement des argumentations chez un auteur et chez un autre. Montaigne dénonce la foi humaine: "Nous sommes Chrestiens à même titre que nous sommes ou Périgordins ou Alemans" II, 12, P.U.F. p. 445 - et il l'oppose à la foi divine: les hommes croient en Dieu par mutine, par le hasard de la naissance et de l'éducation; tout trahit les racines humaines d'une telle foi, qui n'a aucune influence sur les mœurs, qui se réduit à des formules incompréhensibles, qui sert de prétexte et d'alibi à des manœuvres politiques très humaines, qui n'est admise que dans la mesure où elle est compatible avec nos passions dominantes, qui n'est que désir de récompenses et peur de châtiments. La mise en accusation de cette foi met en évidence les traits caractéristiques d'une foi "vraie", d'une foi "divine" que nous recevrions de Dieu. Sans mettre en doute la substance de cette foi "vraie", une foi qui dépasserait la condition humaine et qui serait incompréhensible à la raison humaine, gardons à l'esprit cette définition terrible de la foi humaine et tournons-nous vers la définition qu'en donne Pascal: "La coutume est notre nature. Qui s'accoutume à la foi la croit..." (Lafuma 419; Sellier 680): la foi est le fruit de l'habitude du corps: "cela vous fera croire et vous abêtira" (L. 418; S. 680) et cette domination du corps est la marque de notre misère: la "nature" humaine est "aujourd'hui pareille à celle des animaux" (L. 117; S. 149): "l'homme est devenu semblable aux bêles" (L. 149; S. 182; voir aussi L. 397, 630; S. 16, 523); "ce qui est nature aux animaux nous l'appelons misère en l'homme" (L. 117; S. 149). La foi que Pascal cherche à nous inculquer est donc une foi éminemment adaptée à la "seconde nature" animale de l'homme. Elle ressemble étrangement à la foi dénoncée par Montaigne. Et, cependant, il ne nous vient pas à l'esprit de soupçonner Pascal d'ironie. C'est qu'il tire les conséquences de sa propre analyse des fondements de toute conviction: "tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment" (L. 530; S 455); or, le sentiment humain est engendré par le corps selon le mécanisme de la coutume machinale; toutes nos convictions, les principes mêmes de nos raisonnements reposent sur de tels sentiments corporels: "l'âme est jeté dans le corps, où elle trouve nombre, temps, dimension: elle appelle cela nature, nécessité, et ne peut croire autre chose" (L 418; S. 680). Ce n'est donc pas rabaisser la foi que d'en désigner les racines humaines; c'est exiger des hommes qu'ils agissent avec cohérence: puisque toutes leurs convictions reposent sur des sentiments inspirés par l'habitude, qu'ils fassent dans le domaine de la foi ce qu'il font tous les jours dans les autres domaines de leur vie. Qu'ils n'exigent pas de démonstrations, eux qui n'ont de démonstrations de rien. Qu'ils jugent de l'authenticité historique de l'Ecriture selon les mêmes critères qu'ils jugent de la vraisemblance des témoignages dans la vie quotidienne; qu'ils recherchent la cohérence et qu'ils agissent en conséquence. En tout cela, rien que de l'humain, rien qu'un raisonnement cohérent à partir de l'incapacité des hommes à construire des démonstra- tions certaines. Les hommes croiront donc au même titre qu'ils sont Périgourdins ou Allemands... C'est dire que les mêmes arguments ont changé radicalement de statut. La foi humaine mise en accusation par Montaigne est devenue chez Pascal le but d'une argumentation apologétique complexe et sophistiquée. Le sentiment de la foi, "Dieu sensible au cœur", est ainsi recherché comme le produit du corps selon un mécanisme dénoncé par Montaigne comme étant le chemin de la superstition... Il serait divertissant de poser ces mêmes questions à La Mothe Le Vayer: lui qui dénonce les arguments humains en faveur des vérités divines, comment compte-t-il reconnaître le caractère divin de ces vérités? Dès lors qu'il aura évacué le critère de la raison, comment ces vérités divines se distingueront-elles des erreurs populaires et des croyances superstitieuses? Pierre-Daniel Huet pose d'autres problèmes. Il vaut d'être rappelé que Huet porte plainte pour plagiat auprès de Bossuet contre Filleau de La Chaise, l'auteur du petit traité Qu'il y a des démonstrations, d'une autre espèce, et aussi certaines que celles de la géométrie, et qu'on peut en donner de telles pour la religion chrétienne (publié en 1678), où le critère essentiel est le consensus, l'assentiment commun. Huet substitue le critère de l'assentiment à celui de l'évidence, adoptant sans hésitation comme critère de vérité celui-là même qui fournissait à Descartes sa définition du préjugé populaire. Εn tant que preuve de la religion chrétienne, l'argument du consensus sera définitivement discrédité par Pierre Bayle. On ne mettra pas en doute la sincérité de la foi de Huet mais la solidité philosophique de son apologie sceptique semble bien compromise: "Te cum tua / Monstratione magnus perdat Jupiter", dira Racine, appliquant à Huet les vers de Térence (éd. R. Picard, I, p. 69; éd. P. Mesnard (1865), I, p. 304). Mais venons-en à Bayle. Depuis l'étude de R. Popkin et la thèse de C.B. Brush, pour la majorité des critiques, son scepticisme philosophique va de soi: les critiques se divisent seulement sur la sincérité du fidéisme qui en découle. Pour les uns, le sourire, ironique du sceptique atteint les vérités religieuses; pour les autres, son fidéisme est. sincère, tout simplement puisque lui-même l'affirme - dans l'article "Pyrrhon", dans l'Eclaircissement sur les pyrrhoniens et dans celui sur les Manichéens: "bien loin que ce soit la propriété de ces Vérités [religieuses] de s'accorder avec la Philosophie, il est au contraire de leur essence de ne uploads/Philosophie/ anthony-mac-kenna-foi-chez-montaigne-et-bayle 1 .pdf
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- Publié le Jan 30, 2022
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