INTRODUCTION À L’ÉPISTÉMOLOGIE GÉNÉTIQUE JEAN PIAGET PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE

INTRODUCTION À L’ÉPISTÉMOLOGIE GÉNÉTIQUE JEAN PIAGET PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES SCIENCES DE L’UNIVERSITE DE GENÈVE TOME Il LA PENSÉE PHYSIQUE PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS 1950 DEUXIEME PARTIE LA PENSÉE PHYSIQUE Selon L. Brunschvicg il n’y a pas de solution de continuité entre la connaissance mathématique et la connaissance physique : toutes les deux supposent la même collaboration entre la raison et l’expérience, collaboration si étroite d’ailleurs qu’aucun des deux termes du rapport ne saurait être conçu sans l’autre. Selon F. Gonseth, de même « il n’y a point de seuil à franchir pour passer de la géométrie à la physique» 1. Pour E. Meyerson, au contraire, il reste ce fait que, si le mathé- maticien n’a pas besoin de l’expérience pour croire à la rigueur de ses raisonnements, le but de la physique est l’accord des théories avec le réel lui-même : « il y a donc, à ce point de vue, une distinction fondamentale entre les mathématiques et la physique» 2. Mais, selon Meyerson, les « choses» poursuivies par le physicien reculent au fur et à mesure qu’il croit les saisir, parce qu’il substitue sans cesse une réalité plus profonde à celle dont il forme le projet de la mesurer et de l’expliquer. Selon les partisans de l’épistémologie unitariste viennoise, il existe aussi une différence essentielle entre la connaissance expérimentale ou physique et ce simple langage tautologique que constituent les mathématiques ; mais, selon P. Frank, les principes physiques les plus généraux, dont il loue Poincaré d’avoir aperçu le caractère « conventionnel », se réduisent tôt ou tard à de simples tautologies, autrement dit à des canons mathé- matiques 3. Dès le premier contact avec les épistémologies physiques, 1 F. GONSETH, Les fondements des mathématiques, p. 115. 2 Le cheminement de la Pensée, p. 391. 3 Ph. FRANK, Le principe de causalité et ses limites. Paris (Flammarion). 6 ÉPISTÉMOLOGIE GÉNÉTIQUE on se trouve donc en présence de cette difficulté extrêmement instructive de la délimitation entre la physique et les mathéma- tiques : ou l’on réduit les deux domaines à un seul, ou l’on s’attache à les distinguer, mais sans atteindre une frontière statique. En fait, chacun s’accorde à reconnaître la nécessité de l’expérimentation en physique et l’inutilité du laboratoire pour l’édification des mathématiques (soit que l’on nie le rôle de l’expérience en cette discipline soit que l’expérience y demeure considérée comme à la fois trop facile et trop vite dépassée par la déduction) ; mais, pour caractériser la différence entre l’expérience physique et la construction mathématique, on en est réduit à invoquer une limite mobile. Ce problème de frontière devient particulièrement aigu lorsqu’il s’agit de faire place, dans le système des sciences, à une géométrie de l’espace réel, ou géométrie physique, par opposition à la géométrie déductive et axiomatique. Cette géométrie du réel devrait exister pour deux raisons complé- mentaires. L’une est que les axiomaticiens eux-mêmes comme Hilbert, en rejetant l’élément intuitif hors de la géométrie axiomatique, en appellent à une géométrie physique : « La géométrie n’est, en effet, que cette partie de la physique qui décrit les relations de position des corps solides les uns avec les autres dans le monde des choses réelles» 1. L’autre raison est que les schémas spatiaux construits par la déduction sont divers, et incompatibles entre eux s’il s’agit de les appliquer aux mêmes objets : le problème se pose naturellement alors de savoir si tel ou tel secteur de la réalité physique comporte une structure euclidienne ou non, à trois dimensions ou à plus, etc. Et effectivement, malgré les affirmations de Poincaré sur l’absence de signification de tels problèmes, jugés par lui réductibles à de pures questions de langage, les physiciens les ont soulevés et résolus par l’expérience, jusqu’à plus ample informé. Mais existe-t-il pour autant une géométrie expérimen- tale, à côté de la géométrie déductive ? Peut-on, autrement dit, isoler un chapitre de la physique, qui serait consacré à la seule détermination de l’espace réel, et que l’on mettrait en tête des exposés systématiques, avant l’introduction des notions de masse et de force ? Chacun sait au contraire que le problème de l’espace réel ne peut être détaché des questions de vitesses, de masses et de champs de force et que, pour déterminer « les relations 1 HILBERT, La connaissance de la nature et la logique, Enseignement math., t. 30 (1931), p. 29. LA PENSÉE PHYSIQUE 7 de position des corps solides les uns avec les autres dans le monde des choses réelles » comme le demande Hilbert, ou pour s’assurer, comme le voulait Gauss, si la somme des angles d’un triangle géodésique ou astronomique est égal ou non à deux droits, les mesures à effectuer mettent en jeu presque toute la physique au lieu de pouvoir la précéder. Einstein lui-même, qui a opposé avec le plus de lucidité la géométrie de l’axiomatique à celle du monde réel, parle de « physique géométrique» et non pas de « géométrie physique », ce qui est une nuance appré- ciable. Lorsque G. Bachelard intitule un de ses beaux ouvrages « L’expérience de l’espace dans la physique contemporaine », il montre, d’autre part, combien la détermination de l’espace microphysique dépend de l’ensemble des caractères proprement physiques de ce nouvel univers récemment ouvert à nous. Bref, c’est directement que le système des opérations mathématiques se relie à la réalité physique toute entière, et non pas par l’intermédiaire de domaines-tampons, qui n’appartiendraient en propre ni à l’un ni à l’autre des terrains délimités. Mais il y a plus. Si la géométrie de l’espace réel plonge d’emblée en plein dans l’ensemble de la physique, les parties les plus générales de la physique sont devenues entièrement déductives et donnent lieu à des formalisations analogues à celles des mathématiques. La mécanique rationnelle constitue une telle structure formalisée et l’on peut construire, à côté de l’axiomatique de la mécanique newtonienne, l’axiomatique des mécaniques non-newtoniennes. Les transformations qui interviennent en ces mécaniques relèvent de la théorie des groupes comme les substitutions algébriques et les transformations géométriques et, au groupe de la cinématique galiléenne, on peut substituer celui de Lorentz et construire, comme l’a fait la théorie de la relativité restreinte, une cinématique abstraite non galiléenne 1. La mécanique non plus ne saurait donc fournir de frontière immobile entre les mathématiques et la physique, car, bien que ces notions empruntent manifestement quelques éléments à l’expérience, elle est rigoureusement mathématisable. Et cependant l’assimilation complète des deux disciplines est impossible, malgré la physicalisation de l’espace réel, répondant à la géométrisation de la gravitation, et malgré la mathématisation toujours plus poussée de la mécanique et des larges domaines qu’elle commande. En effet, au fur et à mesure 1 F. GONSETH, Les fondements des mathématiques, p. 115. 8 ÉPISTÉMOLOGIE GÉNÉTIQUE que l’on s’éloigne des questions mécaniques pour s’avancer sur le terrain des phénomènes irréversibles, où interviennent le mélange et le hasard, cette belle ordonnance fait place à des recherches où l’attitude d’esprit est toute différente. Le calcul est toujours possible et la déduction, désormais probabiliste, joue un rôle toujours essentiel, mais l’expérience n’est plus devancée au même point par des théories qu’elle confirmerait pour ainsi dire en bloc : elle intervient à chaque pas, et constitue le vrai fil conducteur de la pensée et non plus simplement son contrôle. Bien plus, elle impose les révisions souvent les plus fondamentales de nos concepts courants et l’application imprévue d’instruments mathématiques non destinés primiti- vement à cet emploi. Dans le domaine physico-chimique, enfin, et notamment sur les terrains limitrophes de la biologie, en toute cette région d’avenir si prometteur que constituent la physique et la chimie biologiques ainsi que les confins de la micro- physique et de l’étude du vivant, la connaissance ne procède plus qu’à coup d’expérimentations toujours tâtonnantes, ins- pirées mais non dirigées dans le détail par des hypothèses théoriques encore hésitantes. Bref, si la pensée physique procède, au départ, de la pensée mathématique, sa courbe s’infléchit néanmoins très progres- sivement et ne peut plus, du point de vue des directions d’ensemble de la pensée scientifique, être considérée comme suivant une orientation simple ni surtout rectiligne. Avec les mathématiques, nous sommes en présence d’une telle vection élémentaire : assimilation de l’objet aux schèmes opératoires du sujet, par libre construction de ceux-ci et réduction de la vérité aux lois de composition des opérations elles-mêmes. Avec la biologie, la situation sera presque totalement renversée : l’expérience constituera presque le seul moyen de connaissance et la déduction se trouvera ramenée à la portion la plus congrue. Mais, par un paradoxe dont nous chercherons à dégager la portée, la réalité biologique qui échappe ainsi à la déduction, se trouvera être en retour celle-là même d’où procèdent la vie mentale, et par conséquent, avec elle, la déduction logico- mathématique elle-même ! La pensée physique se situe, pour sa part, dans une position intermédiaire. Elle est, comme les mathématiques, une assimilation du réel à des schèmes opéra- toires, dont les plus généraux donnent encore lieu à des cons- tructions déductives valables (en plus de leur accord avec uploads/Philosophie/ introduction-a-l-x27-epistemologie-genetique-ii-jean-piaget-la-pensee-physique-presses-universitaires-de-france-1950.pdf

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