Monsieur Thierry Aimar Economie et psychologie : une réflexion autrichienne sur

Monsieur Thierry Aimar Economie et psychologie : une réflexion autrichienne sur l'organisation de l'esprit In: Revue française d'économie. Volume 22 N°3, 2008. pp. 189-222. Résumé L'idée d'une ignorance interne des agents constitue une extension du paradigme autrichien de l'ignorance des acteurs. Sur cette base, l'article traite des mécanismes de découverte de soi. A l'aide des outils analytiques autrichiens, cet article cherche à expliquer les caractéristiques des processus mentaux qui conditionnent l'exercice de cette découverte de soi, et à rendre compte de la nature des obstacles qui peuvent s'opposer à son développement. Abstract Economics and Psychology : An Austrian Reflection on the Organization of Mind. The idea of the self-ignorance of actors constitutes an extension of the Austrian paradigm of the ignorance of actors. On this basis, this article deals with the mechanisms of self-discovery. Using Austrian analytical tools, this article seeks to explain the characteristics of the mental processes that condition the exercise of this self-discovery, and to throw light on the nature of the obstacles which could stand in the way of its development. Citer ce document / Cite this document : Aimar Thierry. Economie et psychologie : une réflexion autrichienne sur l'organisation de l'esprit. In: Revue française d'économie. Volume 22 N°3, 2008. pp. 189-222. doi : 10.3406/rfeco.2008.1658 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfeco_0769-0479_2008_num_22_3_1658 Thierry AIMAR Economie et psychologie : une réflexion autrichienne sur l'organisation de l'esprit 'école autrichienne, issue des travaux de Cari Menger, réunit ses représentants autour d'un constat commun : toute réflexion sur le problème de la coordination doit prendre en compte une contrainte fondamentale, l'ignorance des agents. Cette ignorance « autrichienne », qui ne doit pas Revue française d'économie, n° 3/vol XXII 190 Thierry Aimar être confondue avec les notions d'information imparfaite ou d'asymétrie d'information, développées par d'autres courants d'analyse, résulte simplement du fait suivant : il n'est pas poss ible, pour un individu, de connaître a priori les préférences, les dotations, les savoirs, les stratégies d'un autre acteur défini comme subjectif. Les états mentaux d' autrui ne sont pas directement observables par le sujet. L'analyse économique ne peut donc part ir d'une connaissance mutuelle parfaite des individus. Dès lors, aucun acteur ne perçoit d'emblée l'ensemble des opportunités d'échange qui sont effectivement disponibles à l'intérieur de son environnement social. En nous appuyant sur des éléments d'analyse offerts par Hayek dans L'ordre sensoriel [1952a] et The Counter-Revolu- tion of Science [1952b], nous avons (Aimar [2008]) défendu l'idée qu'un individu est non seulement en situation d'ignorance sur les autres acteurs (ignorance externe), mais aussi sur lui-même. Chaque acteur dispose seulement d'une représentation séquent ielle, fragmentée et incomplète de sa propre subjectivité. En d'autres mots, il ne perçoit pas toutes les opportunités de sati sfaction qui sont disponibles à l'intérieur de son propre environ nement subjectif. Ce décalage entre les opportunités /«^-indiv iduelles perçues par un acteur et celles dont il dispose en totalité se définit alors comme une contrainte d'ignorance interne, une ignorance de soi. Dans cet article, nous avons expliqué cette ignorance de soi (ou ignorance interne, ou ignorance /Vz/ra-individuelle) par l'idée hayekienne d'une hétérogénéité de l'esprit humain, com posé à la fois d'éléments conscients et d'éléments tacites. Nous avons aussi disserté sur les enjeux de cette ignorance en termes de coordination interne. Etant donné que chaque individu est à tout moment ignorant d'une partie de lui-même, il est constam ment sous la menace d'une déception de ses anticipations, avec des conflits et des désajustements entre les parties consciente et tacite de son environnement subjectif. Nous avons aussi remar qué que, confronté à ces situations de « discoordination interne », l'acteur a tendance à mobiliser une fonction entrepreneuriale /«/ra-individuelle (intropreneurship). Son objet est de favoriser Revue française d'économie, n° 3/vol XXII Thierry Aimar 191 un processus de découverte de son propre environnement sub jectif et de s'assurer de la réussite interne (en termes de gains de satisfaction) des plans déjà engagés. La problématique de cet article-ci est de prolonger cette réflexion sur les mécanismes de découverte de soi et de lever certains paradoxes que la cohabitation entre différentes dimens ions de l'intropreneurship pourrait laisser subsister. Pour ce faire, nous utiliserons la notion de plan individuel, telle que l'entendent les auteurs autrichiens : à savoir, comme une struc ture moyens-fins consciemment organisée, sous forme de projet, par un acteur. Cette définition nous permettra de comprendre par quel processus les différentes facettes de l'intropreneurship se mobilisent dans l'esprit individuel. L'article s'organise comme suit : dans une première partie, nous confronterons les éléments de la théorie de l'intropreneurship à la notion de « discoordina tion interne », pour soulever certaines interrogations issues de l'analyse de la découverte de soi ; dans une deuxième partie, nous montrerons en quoi une conception structurelle des plans, articulée autour des notions de spécificité, de complémentarité, de complexité et de substitution, permet de répondre à œs inter rogations ; dans une troisième section, nous examinerons en quoi la structure des plans déjà engagés détermine, de fait, la capa cité de l'intropreneurship de concilier l'exigence de découverte de soi avec celle de réussite interne des plans courants et nous définirons les caractéristiques de cette détermination. La der nière section conclura. L'intropreneurship et la notion de discoordination interne L'ignorance de soi : la signification d'un concept Hayek publie la même année L'ordre sensoriel [1952a] et The Counter- Revolution of Science [1952b]. Il y développe des Revue française d'économie, n° 3/vol XXII 1 92 Thierry Aimar thèmes voisins sur le terrain de l'épistémologie et des sciences cognitives, en orientant ses réflexions sur le fonctionnement de l'esprit humain1. Dans L'ordre sensoriel, Hayek indique clair ement que « l'ordre des qualités sensorielles n'est pas limité à l'e xpérience consciente » ([1952a] p. 43). Les phénomènes mentaux désignent l'ensemble des représentations subjectives des agents, y compris celles qu'ils sont incapables de formuler. Cette distinc tion porte en elle l'idée d'un caractère hétérogène de l'esprit humain et sous-tend l'idée d'une dispersion /«/^-individuelle de la connaissance. Mais, dans les faits, la conscience humaine n'em brasse pas l'ensemble de la subjectivité de l'individu concerné, au sens d'expliciter ou de formaliser tous les aspects et classements, caractères ou attributs sensibles définissant son environnement interne : « les expériences conscientes ont été à cet égard comp arées avec raison aux sommets de montagnes s' élevant au-des sus des nuages, qui bien que seuls visibles présupposent toutef ois une sous-structure invisible déterminant leur position relative les unes par rapport aux autres » (Hayek [1952a] p. 158). L'exis tence de cette sous-structure invisible implique alors qu'un indi vidu donné n'est pas forcément conscient des discriminations opé rées par l'esprit. Les discriminations mentales peuvent être explicites, conscientes ; mais elles peuvent être aussi implicites, pré-conscientes ou encore tacites. Ces deux catégories de connaissance à l'intérieur de l'es prit humain, la connaissance consciente et la connaissance tacite, sont aussi distinguées par Hayek dans The Counter-Revolution of Science. Le « knowing how », qui correspond au savoir tacite, consiste à employer un savoir-faire et à suivre des règles dont la nature et la définition n'ont pas besoin d'être explicitées dans l'es prit de l'individu2. A l'inverse, le « knowing that », relatif au savoir conscient, renvoie à la prise de décision. Il décrit la connais sance utilisée dans la formation des stratégies et des objectifs de l'action. Pour être poursuivis, les buts doivent nécessairement prendre une forme explicite dans la pensée de l'individu agissant. Les phénomènes conscients sont ceux qui expriment « un des sein personnel » et concernent « les actions à propos desquelles Revue française d'économie, n° 3/vol XXII Thierry Aimar 1 93 on peut dire qu'une personne choisit entre diverses voies qui s'ouvrent à elle» (Hayek [1952b] pp. 26-39). Ainsi les perceptions sensorielles ne sont-elles pas spon tanément utilisables pour former nos plans car elles ne sont pas immédiatement traduisibles dans la conscience. On pourrait opposer sous cet angle la pré-connaissance tacite à la connaissance consciente, ou la « connaissance » tacite à la « reconnaissance » consciente. Si certaines connaissances servant un dessein peuvent ne pas être explicitées et explicitables, le dessein lui-même doit nécessairement être reconnu. Envisagé sous cet angle, l'acteur est forcément un être conscient. Un individu, lorsqu'il forme des plans, lorsqu'il engage des actions, cherche en dernière analyse à produire dans son esprit un sentiment de gagner en satisfac tion. Mais pour former des plans, il doit avoir à l'esprit une représentation consciente des objectifs de l'action. Ce processus de délibération conditionne non seulement l'accomplissement de nombre de nos desseins individuels, mais la conception même de nos desseins ; il nous permet d'identifier nos désirs et nous indique comment les réaliser3. La discoordination interne et les différentes dimensions de l'intropreneurship La lumière de la « reconnaissance » consciente d'un individu ne peut éclairer qu'une partie de son environnement subjectif. Cette contrainte pose alors un problème de coordination interne, à double titre : d'une part, l'existence de ces informations tacites impose à l'individu un décalage entre les opportunités infra- individuelles qu'il reconnaît grâce au travail de sa conscience et celles dont il dispose en totalité. Ce décalage l'empêche d'exploi uploads/Philosophie/ aimar-thierry-economie-et-psychologie-une-reflexion-autrichienne-sur-l-x27-organisation-de-l-x27-esprit-article-revue-francaise-d-x27-economie-2008-pdf.pdf

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