Anthropologie de la nature M. Philippe DESCOLA, professeur Ce premier cours fut

Anthropologie de la nature M. Philippe DESCOLA, professeur Ce premier cours fut consacré à expliciter et à développer certaines des grandes lignes du programme d’enseignement et de recherche qui avait été ébauchées lors de la leçon inaugurale donnée le 29 mars 2001. Sous l’intitulé « Figures des relations entre humains et non-humains », le cours avait pour objectif de proposer un cadre général d’analyse permettant de rendre compte des différentes configura- tions ontologiques et cosmologiques au sein desquelles s’organisent et prennent corps les interactions entre les hommes et les objets de leur environnement. Afin de mener à bien une telle entreprise, il convenait d’abord de poser quelques principes de méthode et d’effectuer un retour critique sur la manière dont ces interactions avaient été abordées par l’anthropologie. Depuis plus d’un siècle, en effet, cette discipline a subsumé les relations matérielles, sociales et symboliques que les humains tissent avec leur milieu sous la rubrique des rapports de conti- nuité et de discontinuité entre la nature et la culture, deux champs de phénomènes conçus comme répondant à des principes de fonctionnement distincts et dont l’anthropologie s’efforce, avec des fortunes diverses, de raccommoder la couture. Or, une telle distinction entre un ordre des réalités humaines et un ordre des réalités naturelles est loin d’être universellement perçue et l’on peut même penser qu’elle constitue la grande spécificité de l’Occident moderne. C’est ce qu’un bref périple ethnographique permit d’établir a contrario. Prenant pour point de départ arbitraire l’humanisation des animaux et des plantes à laquelle procèdent les peuples autochtones d’Amazonie, on s’attacha à montrer que de telles conceptions n’avaient rien d’exceptionnelles puisqu’elles se retrou- vent parmi les Indiens de l’aire subarctique canadienne et chez les Inuit. On ne saurait non plus la considérer comme une particularité amérindienne dans la mesure où les peuples sibériens se représentent aussi leurs relations aux animaux sauvages comme un rapport de personne à personne réglé par des codes sociaux. Cette commune conception qui envisage les humains et les non-humains comme séparés par de simples différences de degré, et non par des différences de nature, aurait peut-être pu s’expliquer par l’origine nord-asiatique du peuplement des PHILIPPE DESCOLA 558 Amériques. Il fallait donc faire justice d’une explication diffusionniste courante qui voit dans le chamanisme sibérien la matrice originelle des cosmologies non dualistes amérindiennes. Outre les arguments qui plaident à l’encontre d’une réification du chamanisme comme institution homogène, la thèse diffusionniste se voit singulièrement affaiblie du fait que l’absence d’une séparation tranchée entre nature, surnature et humanité est également notable dans des régions bien éloignées de l’hypothétique foyer sibérien, notamment en Malaisie (Chewong, Negritos Batek, Ma’Betisek), en Indonésie (Seram) ou en Mélanésie (en Nou- velle-Guinée, aux I ˆles Salomon ou en Nouvelle-Calédonie). Devant l’inadéqua- tion de l’hypothèse diffusionniste, il convenait alors de confronter une possible interprétation évolutionniste. En effet, tous les peuples examinés ignorent, ou ignoraient, l’écriture et le centralisme politique : il serait donc peut-être loisible de penser que le défaut d’une démarcation nette entre humains et non-humains caractériserait un certain stade de l’histoire universelle dont les cultures les plus développées se seraient affranchies. Pourtant, les travaux de Charles Malamoud sur l’Inde ancienne ou d’Augustin Berque sur le Japon montrent que ces civilisa- tions raffinées n’opèrent pas non plus le type de disjonction qui nous est familier entre l’individu et son environnement : dans les deux cas, l’environnement est ce qui relie et constitue les humains comme expressions multiples d’un ensemble cosmologique qui les dépasse. Force était donc d’admettre que, sous toutes les latitudes et à toutes les époques, bien des peuples n’avaient pas jugé nécessaire de procéder à cette objectivation réflexive de la nature qui caractérise l’ère moderne en Occident. De ce simple constat, il ressortait qu’il est scientifiquement hasardeux de conserver, même à titre purement méthodologique, une distinction entre la nature et la culture aussi peu partagée. Ce n’est pourtant pas la voie choisie par l’anthro- pologie lorsqu’elle considère que les cosmologies des peuples non modernes se démarquent des nôtres en ce que la nature y est imparfaitement objectivée, travestie qu’elle serait sous les oripeaux symboliques à elle imposée par une pensée mythique encore incapable de différencier ce qui relèverait en propre de l’humanité et ce qui relèverait d’entités et de phénomènes existant indépendam- ment de l’action et de la volonté des hommes. Ce faisant, l’anthropologie prenait pour acquises deux prémisses implicites qui paraissent fort contestables. D’abord, que ce secteur du monde que les peuples prémodernes s’efforceraient d’objectiver à leur manière est bien notre nature à nous, celle dont les sciences positives ont tracé les limites et dont elles s’efforcent de dévoiler les lois. Ensuite, et par voie de conséquence, que la cosmologie dualiste qui nous est propre représenterait le modèle par rapport auquel les autres cosmologies doivent être appréhendées et analysées, leurs caractéristiques singulières ne devenant saillantes qu’en raison des écarts différentiels que ces théories du monde présentent au regard de la nôtre. Il s’agit là d’une attitude paradoxale puisque l’anthropologie n’a jamais cessé dans d’autres domaines de revendiquer un relativisme de méthode, recon- naissant sans hésiter qu’il n’existe aucun critère objectif permettant d’affirmer ANTHROPOLOGIE DE LA NATURE 559 que telle culture est inférieure ou supérieure à telle autre, que les formes de comportement et les institutions qui se sont peu à peu développées dans l’Occi- dent moderne ne doivent pas être tenus pour des normes intemporelles auxquelles rapporter les autres manières de vivre la condition humaine. Or, cette salutaire attitude de suspension du jugement, tout à fait admise lorsqu’il s’agit d’analyser des structures sociales, des conceptions de la personne ou des eschatologies, ne s’est pas étendue jusqu’à l’étude des cosmologies non modernes, celles-ci conti- nuant à être appréhendées en fonction des différences qu’elles présentent par rapport à la nôtre, c’est-à-dire en employant le dualisme de la nature et de la culture comme un gabarit analytique réputé universel. Plusieurs leçons furent alors consacrées à examiner les conséquences épistémo- logiques pour l’anthropologie d’une telle situation. L’adhésion plus ou moins clairement formulée au dualisme moderne engendre, en effet, des stratégies expli- catives conformes à cette distinction et dont les deux pôles les plus extrêmes sont le monisme naturaliste et le monisme culturaliste. Le premier considère la culture comme un dispositif adaptatif aux contraintes écologiques et biologiques, et donc explicable en dernière instance par des mécanismes asservis aux lois de la matière et de la vie, tandis que le second envisage la culture comme un ordre de réalité entièrement distinct et n’entretenant que des rapports de type contingent avec le milieu écologique et les exigences du métabolisme humain (ou, selon les termes de M. Sahlins, « la nature et à la culture comme le constitué au constituant »). Toutefois, malgré cette bipolarité à l’expression souvent polé- mique, les présupposés des uns et des autres sont identiques puisqu’ils reposent sur la croyance partagée en un monde universellement divisé selon la même ligne de fracture. Ces présupposés sont surtout notables dans trois étapes de la démarche anthropologique : la construction de son objet, le choix de ses méthodes et la définition du type de connaissance qu’elle produit. L’objet de l’anthropologie est traditionnellement défini par consensus comme la Culture — ou les cultures — en tant que celle-ci constitue un système de médiation avec la nature qui serait distinctif d’Homo sapiens. Un tel objet contraint les anthropologues à aborder l’interface entre les deux champs de phé- nomènes en partant plutôt de l’un ou de l’autre pôle : soit les déterminations que l’usage, le contrôle ou la transformation de la nature induisent, soit les particula- rités des traitements symboliques d’une nature homogène dans ses limites et son mode de fonctionnement. Ceci entraîne des conséquences de méthode : les uns s’inspirent d’un déterminisme de type biologique (l’anthropologie des besoins de Malinowski, l’écologie culturelle ou la sociobiologie humaine) et se débattent entre des propositions tautologiques et l’invocation d’un finalisme qui n’a plus rien de scientifique ; les autres s’attachent en premier lieu aux aspects séman- tiques de la culture, mais se voient néanmoins obligés d’introduire de façon subreptice un ordre naturel universel comme garantie de la possibilité de traduire et d’interpréter l’appréhension du réel par autrui. On s’est alors attaché à exami- ner les difficultés que rencontre ce deuxième point de vue, le plus commun dans PHILIPPE DESCOLA 560 l’anthropologie européenne. Il existe, en effet, deux manières d’envisager l’ordre naturel comme une garantie de la validité des interprétations sémantiques de la culture : soit supposer qu’autrui perçoit et catégorise un monde structuré à l’iden- tique du mien au moyen des mêmes mécanismes que ceux qui gouvernent mon aperception et mon traitement cognitif de la nature, position dite universaliste ; soit revendiquer tout de go l’hétérogénéité des constructions culturelles de la nature, tout en admettant plus ou moins ouvertement que celles-ci sont rendues possibles par la présence d’un référent phénoménal commun que chaque gram- maire culturelle va dénoter à sa façon, position dite relativiste. Dans les deux cas, pourtant, c’est toujours de l’existence d’un domaine ontologique réputé identique pour tous les humains que dérive la légitimité des interprétations du savoir uploads/Philosophie/ anthropologie-de-la-nature-24p-descola-pdf.pdf

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