Martha Nussbaum ou la démocratie des capabilités Fabienne BRUGÈRE L’œuvre de Ma
Martha Nussbaum ou la démocratie des capabilités Fabienne BRUGÈRE L’œuvre de Martha Nussbaum est foisonnante, mais tout entière soucieuse de corriger le libéralisme politique et de construire une démocratie plus achevée. La théorie des capabilités en est le fondement : elle permet de lutter contre l’inégalité sous toutes ses formes, par l’analyse de leurs conditions d’émergence. Martha Nussbaum a inventé une philosophie morale et politique à même de renouveler la compréhension du féminisme, de la justice mais aussi du rôle des émotions, du développement humain et de la littérature. Cette œuvre n’est pas seulement impressionnante par la variété des thèmes abordés et le nombre de pages écrites ; elle l’est également par la méthode. Cette philosophe, titulaire de la chaire Ernst Freund de Droit et d’Éthique à l’Université de Chicago, revendique une forme d’abstraction toujours combinée à des recherches plus empiriques. Du point de vue de l’ancien partage philosophique issu de l’Antiquité grecque, elle est influencée par Aristote plutôt que par Platon. Dans The Fragility of Goodness, l’un de ses premiers livres qui porte sur l’éthique des anciens Grecs, elle fait d’Aristote le promoteur d’une éthique relationnelle à travers laquelle le souci des apparences prend la forme d’une réflexion sur la vulnérabilité du bien-vivre1. C’est être aristotélicien que de penser que les formes de vie et les exemples issus de la réalité sont essentiels pour construire un discours philosophique enraciné dans un diagnostic du présent mondialisé. Une philosophie édifiante, qui travaille avec des définitions, des principes généraux admettant mal les cas particuliers ou les récits de vie décalés, n’appartient pas à l’univers de pensée de Martha Nussbaum. Cette mise en tension de la philosophie au contact d’une réalité vaut en même temps comme une manière de rendre l’empirique plus réflexif : « Sans une certaine forme d’abstraction, il n’y aurait ni pensée ni parole ; et le caractère abstrait de la philosophie politique a une grande valeur, tant que celle-ci reste attachée à ses applications pratiques (ce qui n’a pas toujours été le cas) »2. Une philosophie féministe est à penser dans cet horizon. D’un côté, elle entend renouer, contre un culturalisme postmoderne, avec des approches universelles et promouvoir des normes transculturelles de justice, d’égalité et de liberté. D’un autre côté, elle se donne pour mission d’aider à comprendre la vie réelle des femmes, en fonction des problèmes différents auxquels le genre les assigne selon qu’elles vivent, par exemple, aux États-Unis d’Amérique ou en Inde. Plus encore, ce féminisme s’analyse à l’intérieur du contexte international, celui d’un développement économique mondialisé qu’il faut savoir apprécier ou évaluer à sa juste 1 The Fragility of Goodness, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, chapitre 8, “Saving Aristotle’s appearances”, p. 240-263. 2 Femmes et développement humain, Paris, Des femmes, 2008, p. 27, pour la traduction française. mesure. À ce titre, Martha Nussbaum souligne l’importance des comparaisons de qualité de vie entre les nations, dans l’esprit inauguré par Amartya Sen, plutôt que d’en rester à des classements selon le produit intérieur brut qui ne font rien connaître de la situation de bien- être social. L’économie ne se résume pas à la croissance économique ; elle est au service des individus, ce qui revient à prendre en compte ce « à quoi tous les citoyens ont droit en vertu de leur qualité d’être humain »3. La possibilité d’une relance du progrès social surgit ainsi à travers une reconnaissance de l’approche par les capabilités, manière de penser les conditions du développement humain en ouvrant les choix de vie pour tout individu. L’approche déclarative que les droits promeuvent ne suffit pas ; elle doit être complétée par un plein accomplissement du droit. Les capabilités permettent de défendre un pouvoir d’être et d’agir également réparti contre tout ce qui l’empêche d’exister : classes sociales, genre, origine ethnique ou religieuse, castes. Il s’agit bien alors de renouveler le libéralisme politique par différence avec le modèle abstrait de Rawls, de lui donner les moyens de se concentrer sur les expériences en donnant à la liberté humaine le sens d’une liberté d’accomplissement. Ce n’est pas pour autant renouer avec un humanisme de principe mais énoncer la manière dont les gouvernants peuvent favoriser la qualité de vie de leurs gouvernés. Le développement des capabilités se fait toujours individuellement mais il doit être placé sous la responsabilité de la société. Le but est bien de trouver les moyens, principalement par des politiques publiques, de donner du pouvoir d’être et d’agir à celles et ceux dont la liberté est restreinte par toutes sortes d’obstacles. La direction choisie par Martha Nussbaum est bien celle de capabilités conçues comme des droits humains qui constituent la fondation morale d’une élaboration des principes politiques. Le questionnement sur la philosophie morale est alors essentiel. Il traverse d’autres thèmes : la relation entre les modes littéraires et les modes philosophiques du raisonnement moral, le rôle des émotions dans la vie morale ou encore l’influence de la honte et du dégoût sur la vie sociale et la loi. La manière dont les humains vivent et dont ils doivent vivre sont deux problèmes essentiels pour la philosophie, selon un tressage spécifique du social et du moral qui concerne la possibilité de donner un sens à la vie. Qu’est-ce qu’une vie humaine pour un discours philosophique qui fait sien la perspective de l’internationalisation sans renoncer aux spécificités juridiques des différentes démocraties du monde ? Comment concilier le mondial et le local, l’universalité et le pluralisme, la théorie et la pratique, la raison et les émotions, le privé et le public ? Assentir à la philosophie de Martha Nussbaum suppose préalablement de mettre en cause un certain nombre de partages philosophiques établis à travers l’histoire de la philosophie. Une philosophie féministe Dans Sex and Social Justice, la philosophe propose de penser ensemble le féminisme, l’internationalisme et le libéralisme dans le contexte d’une économie mondialisée. Cette investigation suppose un respect de la « dignité humaine » à travers les lois et les institutions. Selon l’introduction de Sex and Social Justice, « l’idée de dignité humaine implique habituellement l’idée d’un monde égal »4 : les partages selon la domination entre pauvres et riches, ruraux et urbains, femmes et hommes, sud et nord sont remis en question. Et si on ajoute l’idée de liberté à celle de dignité, respecter la valeur d’égalité des personnes revient à promouvoir leur capacité à construire une vie en accord avec leurs projets, leurs désirs et leurs rêves. La dignité humaine est liée à la possibilité pour tous les humains d’être dans l’activité ; l’égalité combinée à la liberté désigne alors ce que, dans Capabilités, Martha Nussbaum, 3Ibid., p. 58. 4Sex and Social Justice, New York, Oxford University Press, 1999, p. 5. nomme « l’idée d’efforts actifs »5. Chaque agent mérite un égal respect de la part des lois et des institutions, ce qui ne veut pas dire que chacun arrivera nécessairement à la même condition. Mais, le déploiement des talents, des efforts, des désirs afin de faire quelque chose de sa vie ne saurait être empêché ou réservé à quelques-uns. L’ambiguïté de la référence au libéralisme politique Cette dignité humaine concerne particulièrement les femmes qui, partout dans le monde, ont à résister aux inégalités et aux empêchements à se réaliser. Il s’agit, pour Nussbaum, de porter un féminisme avec des traits saillants : l’internationalisme, l’humanisme, le libéralisme, la mise en forme sociale de la préférence et du désir, la référence à une intelligence des émotions. L’humanisme souligne la valeur de la dignité humaine, l’internationalisme la prise en compte de la réalité économique mondialisée, la mise en forme sociale de la préférence et du désir la liberté d’action des personnes, l’intelligence des émotions la critique d’une rationalité abstraite. Le libéralisme est un cadre politique utile pour invoquer la démocratie mais il doit être amendé, faire l’objet d’une critique constructive. Dans le chapitre intitulé « The Feminist Critique of Liberalism », Martha Nussbaum aborde les indécisions du féminisme en matière de libéralisme politique, sa méfiance à l’égard d’un système trop formel, ce libéralisme désignant la tradition du libéralisme kantien représentée au XXe siècle par la philosophie politique de John Rawls ou encore l’utilitarisme libéral tel qu’il est issu de la pensée de John Stuart Mill. Elle rappelle alors le paradoxe ancré au cœur du féminisme ; ce dernier est à la fois un mouvement politique pour la libération des femmes (une production de pratiques) et un ensemble de discours, de savoirs et de réflexions qui les constitue du même coup comme femmes. D’un côté, les théories féministes ont produit des critiques du libéralisme considéré comme un système politique pervers qui, tout en invoquant la liberté humaine, a continué d’asservir les femmes au profit des hommes. De l’autre, les mouvements de libération des femmes, particulièrement aujourd’hui dans les pays non occidentaux, qui ne portent pas toujours des pratiques démocratiques, invoquent le langage du libéralisme politique pour justifier le combat des femmes. Selon Martha Nussbaum, que ce soit en Inde, au Soudan, ou au Bangladesh, les combats féministes contre les traditions religieuses, contre l’excision des femmes, contre uploads/Philosophie/ martha-nussbaum-ou-la-democratie-des-capabilites.pdf
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- Publié le Mar 30, 2022
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