Paul Valéry et la potentialité des mathématiques Norbert Schappacher IRMA, Univ
Paul Valéry et la potentialité des mathématiques Norbert Schappacher IRMA, Université de Strasbourg La mathématique est science des actes sans choses – et par là des choses qu’on peut définir par des actes. Faire, pouvoir sont les mots essentiels. [Cahiers 1935, édition de la Pléiade, t. II, 811.] 1 « La présence de Paul Valéry parmi les mathématiciens, ses amis » Il y a différentes manières de mener des réflexions mathématiques pour quelqu’un qui n’est pas un mathématicien professionnel, et ces variations se déclinent selon différents axes. Un premier axe interroge les contenus et différencie donc ces réflexions mathématiques selon leur position par rapport à la méthode et aux savoirs mathématiques. Ici la gamme va de contributions à la recherche mathématique de la part d’outsiders1, en passant par l’application des mathématiques au profit d’un autre domaine – que ce soit une science déjà mathématisée ou un domaine auquel l’auteur propose d’apporter un éclairage mathématique insoupçonné –, jusqu’à l’appréciation, voire la critique de méthodes ou pratiques mathématiques au nom de principes venus d’ailleurs. Ce dernier cas de figure est exemplifié par nombre de philosophes, tels Platon ou Kant, pour lesquels le succès manifeste de la méthode mathématique constitue un exemple clé, voire un pilier de leur projet philosophique. Cette appréciation philosophique des mathématiques peut amener Platon à critiquer les mathématiciens : ceux-ci auraient un comportement indigne ou ridicule quand ils parlent leur jargon technique qui reflète si mal, selon Platon, la gloire épistémologique de leur méthode.2 De telles appréciations éclectiques de la pratique des mathématiciens ne sont pas rares chez ceux qui regardent les mathématiques du dehors, et on verra sous quelle forme elles s’expriment aussi chez Valéry. Un autre axe recense l’intensité et la forme du contact engagé par l’outsider avec des mathématiciens professionnels. De tels contacts peuvent aller de la simple lecture de publications de mathématiciens, en passant par des échanges directs (épistolaires ou oraux), conditionnés le cas échéant par des constellations familiales, personnelles ou sociétales, jusqu’à une implication institutionnelle. On verra que toute la gamme des possibilités peut être observée chez Valéry. Le but de cette petite note est d’essayer de situer des réflexions mathématiques de Paul Valéry par rapport à ces deux axes. Nous commençons par le deuxième axe, et par son extrémité institutionnelle : Elu à l’Académie française en 1925 Paul Valéry siégea par la suite à côté de scientifiques dans plusieurs comités dont certains étaient réellement interdisciplinaires, incluant des sciences exactes, ce qui ne manqua pas de consacrer officiellement ses contacts préexistants, entre autres avec des mathématiciens. Pour ne citer qu’un exemple, Valéry siégeait au Conseil supérieur de la recherche scientifique (créé par décret du Président de la République du 7 avril 1933) à côté d’Emile Borel, Aimé Cotton, Paul Langevin, Louis de Broglie pour les mathématiques et la physique, Charles Dupont et Claude Fromageot pour la chimie, du physiologiste André Mayer et de l’ethnologue Paul Rivet. Ce Conseil, avec la Caisse Nationale de la Science (CNS) créée en 1930 – qui elle devint la CNRS (avec C pour Caisse) en 1935 – fut en fait une des cellules embryonnaires du futur CNRS.3 1 De tels cas existent (Eugène Ehrhart et Kurt Heegner en sont deux exemples remarquables du XXe siècle), bien qu’ils soient devenus rares au fur et à mesure de la formalisation croissante des mathématiques. 2 Voir Platon, République, 527a. 3 Voir Denis Guthleben, Histoire du CNRS de 1939 à nos jours. Une ambition nationale pour la science. 2e édition. Armand Collin 2013 ; p. 22-24. Cf. le deuxième document reproduit dans l'ouvrage Histoire documentaire du CNRS, Tome I, Années 1930--1950. Sous la direction de C. Nicault et V. Durand. CNRS Editions 2005. Voir aussi Jean-François Picard, La République des savants. La recherche française et le CNRS. Flammarion 1990, p. 40. 1.1 Les grands courants de la pensée mathématique De manière moins institutionnelle, mais non moins significative, l’ouvrage collectif Les Grands Courants de la pensée mathématique dirigé par François Le Lionnais pour la série L’humanisme scientifique de demain s’ouvre sur une lettre de Paul Valéry de 1932 que nous allons parcourir. Ce livre volumineux, aussi riche qu’hétérogène, fut d’ailleurs un des premiers à offrir aussi à N. Bourbaki une tribune pour présenter sa vue polycéphale mais unifiée de la mathématique4 à un public plus large. Rappelons aussi que Le Lionnais sera par la suite le cofondateur (avec Louis de Broglie et Jacques Bergier en 1950) et le président de l’Association des écrivains scientifiques de France, et créera en 1960 l’Ouvroir de littérature potentielle, Oulipo. Il avait commencé à travailler sur le projet des Grands Courants de la pensée mathématique dès avant la guerre, et Valéry lui avait alors promis une préface. Quand le volume fut finalement prêt à sortir en 1948, Valéry n’était plus, mais, explique Le Lionnais, … un ami qui savait le vide initial qu’y laissait la disparition du préfacier, me communiqua une lettre de Paul Valéry. Le correspondant avait sans doute questionné ce dernier sur l’initiation la meilleure aux sciences mathématiques. Et voici ce qu’il lui fut répondu : « …….. Je suis d’abord assez étonné d’être pris pour conseiller en cette matière, puisque vous avez un mathématicien de profession sous la main. …. Je ne vois … aucun livre qui réponde entièrement à ce que vous désirez. Toutefois si l’aspect mathématique de la pensée, ou plutôt l’aspect philosophique des mathématiques vous attire, lisez les ouvrages de Bertrand Russel, qui sont très remarquables, et combinez-en la lecture avec celle des études critiques de H. Poincaré. ….. « Mais d’une façon générale, si vous ne comptez pas faire des mathématiques votre objet principal d'études, et si vous n'en recherchez que le fruit typique que l'attention et l'analyse de concepts arbitrairement définis peuvent offrir à l'esprit, je me permets de vous donner le conseil de reprendre les premiers mots de cette science et de considérer en vous-même les problèmes les plus élémentaires (en apparence). – Ces prémisses sont d’ailleurs une source perpétuelle de réflexions et de découvertes pour les maîtres. Rien que dans la numérotation vous trouverez de quoi réfléchir longtemps. Songez que Leibniz n'a pas dédaigné de s’en occuper. La notation algébrique n’est pas moins intéressante à méditer ; toute la partie formelle et symbolique qui s’en est peu à peu dégagée et a pris un développement immense, est chose du plus haut intérêt. De même les définitions et postulats de la géométrie dont l’analyse infiniment subtile qu’on leur a appliquée dans les temps modernes a permis de concevoir la Physique comme une Géométrie généralisée. « Voilà, Monsieur, quelques suggestions. Je ne sais si elles répondent à vos désirs, mais je ne suis pas du tout un spécialiste, — tout au plus un admirateur et un amant malheureux de la plus belle des sciences. ….. » Ces lignes inédites du poète qui révérait le Nombre et rêvait d’algorithmes pour la pensée ne remplaceront pas la préface qu’il nous avait promise et qui eût été le fronton parfait de cet édifice ; mais par les préoccupations qu’elle indique et le ton de ses conseils, il nous a semblé qu’elle avait ici sa place et surtout qu’elle affirmerait la présence de son auteur parmi les mathématiciens, ses amis. Elle accomplit ainsi le désir exprimé de son vivant.5 Nous retrouverons par la suite les conseils prodigués par Valéry dans cette lettre en regardant sa propre approche aux mathématiques. Mais poussons d’abord un peu plus loin notre analyse du deuxième axe. Nous venons de lire que les mathématiciens pouvaient, selon Le Lionnais, se considérer ses amis. Mais quelle idée faut-il se faire des échanges amicaux entre Valéry et les mathématiciens ? Dans l’important index des noms dans l’édition de la Pléiade des Cahiers de Valéry ne figurent guère plus qu’une dizaine de mathématiciens contemporains de Valéry, et moins d’une vingtaine de savants du passé qui tiennent une place dans l’histoire des mathématiques. Ce petit nombre tient sans doute aussi à la nature particulière des notes matinales de Valéry, qui ne sont pas un journal ; il nous met néanmoins d’emblée en garde contre l’amalgame de la vision valéryenne des mathématiques de son temps avec le panorama historique que les mathématiques entre, disons, 1895 et 1945 évoquent pour nous aujourd’hui. Du reste, j’ai reculé devant la tache d’établir une liste plus complète de mathématiciens avec lesquels Valéry a été en contact, et de suivre 4 Le groupe de mathématiciens qui signe N. Bourbaki publie son exposé systématique et encyclopédique des mathématiques sous le titre Eléments de mathématique, sans « s », pour souligner leur conception unifiée de cette science. Notons en passant qu’on trouve souvent, mais probablement sans raison particulière, ce même singulier « la mathématique » chez Valéry, et ceci bien avant la sortie des premiers fascicules des Eléments de Bourbaki à la fin des années 1930. 5 Les Grands Courants de la pensée mathématique, F. Le Lionnais (dir,), Editions « Cahiers du Sud » 1948, p. 10-11. ces contacts (autant que possible) à travers les différentes phases de sa vie. Ne pouvant être exhaustif, uploads/Philosophie/ 2016d-valery.pdf
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- Publié le Sep 01, 2022
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