Anthropologie et psychanalyse. Le dialogue inachevé Giordana Charuty p. 75-115
Anthropologie et psychanalyse. Le dialogue inachevé Giordana Charuty p. 75-115 Texto Bibliografía Notas Autor Texto completo 1Au terme des Mots et les choses, Michel Foucault réservait l'expression « science humaine » aux analyses qui se situent dans la dimension de l'inconscient et prennent pour objet les normes, les règles, les ensembles signifiants « qui dévoilent à la conscience les conditions de ses formes et de ses contenus » (Foucault, 1966 : 376). Et parmi les sciences humaines, il reconnaissait conjointement à la psychanalyse et à l'ethnologie une place privilégiée, la première en ce qu'elle identifie les règles qui, dans l'inconscient individuel, président aux rapports de la mort, du désir et de la loi ; la seconde en ce qu'elle définit, pour chaque culture considérée, les normes à partir desquelles les hommes éprouvent leurs besoins, les systèmes symboliques qui rendent le monde signifiant. Aces deux disciplines il assignait, dès lors, un lieu de rencontre situé, non au niveau des rapports entre individu et société, mais à l'intersection de deux axes : d'une part la structure de l'expérience individuelle, de l'autre l'ensemble des choix définis comme possibles par les structures sociales. C'était là refuser comme illusoires les tentatives antérieures d'anthropologie psychanalytique mais suggérer, en même temps, la possibilité d'un dialogue entre deux points de vue sur un même objet : la manière dont l'ordre symbolique informe notre expérience. Qu'en est-il, aujourd'hui, de cette confrontation ? L'anthropologie du symbolique, en domaine européen, est-elle ce lieu de croisement imaginé par le philosophe ou bien celui où la distinction des points de vue et des méthodes doit être le plus clairement définie ? Mais puisque la toute première génération de psychanalystes a eu l'initiative de ce débat, voyons en quels termes elle s'est proposé d'y répondre. La conquête du folklore 1 Le besoin d'une nourriture plus abondante ne peut, par exemple, servir à expliquer certaines coutum (...) 2Avec la notion de « survivance », l'école anthropologique anglaise avait donné à l'étude des traditions populaires européennes le cadre théorique qui lui faisait jusque-là défaut pour se définir comme discipline scientifique à part entière. Le renouveau en France, à partir des années 1880, du folklore entendu comme collecte et conservation de croyances et de coutumes archaïques, vestiges d'un état social depuis longtemps disparu, en est directement tributaire. Les limites d'une conceptualisation qui vise à expliquer l'irrationalité de ces usages par leur appartenance à un stade antérieur de l'histoire de l'humanité, n'ont pas échappé aux premiers psychanalystes qui entendaient poursuivre leurs recherches dans une triple voie : l'investigation des processus inconscients, la cure des troubles névrotiques, l'élaboration d'une métapsychologie. C'est ainsi que le 25 septembre 1928 Ernest Jones introduit sa communication au congrès de la Folk-Lore Society de Londres par une remarque quelque peu provocatrice : voici vingt ans que la théorie freudienne contribue à renouveler la science du folklore, mais celle-ci ne s'en est pas encore avisée. Le souci de scientificité des folkloristes les a conduits à écarter la dimension subjective des coutumes et des croyances mais, ce faisant, ils réintroduisent une psychologie commune ignorant la complexité des processus mentaux qui caractérisent l'esprit humain et pour lesquels la psychanalyse fournit des règles de déchiffrement1. 2 Citons notamment les articles de Jones rassemblés dans le second volume des Essays in Applied Psych (...) 3Freud, on le sait, a d'emblée présenté ses découvertes comme devant fonder à la fois une nouvelle technique thérapeutique et une nouvelle théorie de la culture, définie par les structures internes qui, au-delà des différences ethniques, ordonnent la production des œuvres et le fonctionnement des institutions sociales. Les grands textes d'interprétation de la culture sont tardifs mais ceux sur le totémisme, la religion et la magie suivent L'Interprétation des rêves (1900) qui affirme déjà leur analogie avec le mythe. C'est là le point de départ des nombreuses recherches qui vont puiser la matière de leurs démonstrations dans les grandes collectes ethnographiques d'Angleterre, d'Allemagne, d'Europe centrale et d'Italie. Dès les années 1910, en effet, les principaux disciples de Freud multiplient les analyses de rites, de croyances, de contes et de mythes pour témoigner, comme l'indique le titre du recueil publié en 1913 par O. Rank et H. Sachs, de « l'importance de la psychanalyse pour les sciences de l'esprit »2. 4On connaît la thèse centrale qui fonde la collaboration souhaitée entre les disciplines : loin d'être arbitraires, croyances et coutumes obéissent à la même logique que les productions de l'inconscient, révèlent le même contenu et dérivent des mêmes sources. Mais reprenons quelques études parmi les plus significatives de ce foisonnement de travaux où une grande érudition est constamment mise au service de la démonstration. 5La vaste enquête de Jones sur les systèmes de représentation des substances symboliques – L'importance du sel dans la symbolique du folklore et de la superstition (1912) – s'ouvre sur l'énoncé d'une croyance très répandue mais non moins énigmatique : renverser du sel à table porte malheur. À quelle logique obéit-elle ? On peut tout d'abord établir une relation entre certaines propriétés naturelles de la substance minérale et une lecture emblématique, attestée aussi bien chez les philosophes de l'Antiquité que mise en acte dans les pratiques sociales. Parce qu'il est incorruptible, le sel est un symbole de la durée, de la sagesse ou de la loyauté et entre, à ce titre, dans des coutumes juridiques. Parce qu'il préserve de la décomposition, il est présent dans des usages funéraires, des rituels de protection contre les influences maléfiques ou des rituels religieux de purification. Toutefois, aucune propriété sensible ne permet d'expliquer qu'il puisse favoriser la fécondité, prévenir la stérilité et l'impuissance. On doit, dès lors, faire l'hypothèse que la substance minérale est un « symbole phallique » et plus précisément un équivalent d'une humeur corporelle, le sperme. Ceci est confirmé par l'examen des nombreuses coutumes de mariage et par l'association fréquente entre l'abstinence sexuelle et l'interdiction de consommer du sel. Mais l'interprétation ne peut s'en tenir aux « origines adultes » de la symbolique, elle doit prendre en compte ses « origines infantiles » qui établissent d'autres équivalences entre les humeurs corporelles, et notamment entre le sperme et l'urine, permettant ainsi d'intégrer à l'analyse tous les usages religieux qui ont recours à cette dernière. Au terme de ce long parcours, ici sommairement résumé, Jones peut dès lors revenir à l'énigme de départ pour en expliciter le sens : « bien que le fait de renverser du sel soit censé porter malheur dans tous les domaines, son effet spécifique est de détruire l'amitié et de provoquer des querelles ; de plus, il porte malheur tant à la personne vers qui le sel tombe qu'à celle qui l'a répandu. En d'autres termes, cet acte a pour effet de perturber l'harmonie existant entre deux personnes, qui entretenaient auparavant des relations amicales » (1912 ; 1973a : 93). Ainsi précisé, on peut voir dans le geste malencontreux un équivalent symbolique de l'éjaculation précoce et plus largement de tous les désordres du rapport sexuel. 6Avec l'interprétation de plusieurs dogmes chrétiens, c'est à une anthropologie du christianisme que nous sommes conviés. Ainsi, par exemple, la tradition catholique de la « conception de la Vierge par l'oreille » telle qu'elle apparaît chez les Pères de l'Eglise et dans l'iconographie médiévale doit être, comme le montre Jones (1914), mise en relation avec les théories infantiles de la procréation qui attribuent des pouvoirs fécondants aux « souffles » intestinaux et établissent entre des orifices corporels aussi éloignés que l'oreille et l'anus des équivalences fonctionnelles significatives. La démonstration s'appuie, il est vrai, sur des données ethnographiques fort hétérogènes mais elle apparaît attentive à des objets que l'ethnologie européenne ne redécouvrira que plus tard : par exemple le pouvoir fécondant du vent, la dimension sexuelle de la parole ou encore la matière sonore des rituels. 7La tradition narrative est explorée pour être soumise à l'exigeante question du sens et non plus seulement à celle de ses origines. Ainsi la longue analyse du conte des Deux frères, proposée par Rank et Sachs (1913), prend pour point de départ une version de Grimm et intègre progressivement d'autres ensembles de récits pour construire la signification des thèmes dégagés : expulsion par le père des fils devenus des rivaux sexuels, invention par ceux-ci d'une patrie à l'image de celle qu'ils ont perdue, rivalité qui les oppose pour la possession d'un même objet incestueux et castration du rival détesté. D'autres études sur les représentations des êtres fantastiques, la signification de Noël, la naissance des Héros ou les différentes figures du Double et du miroir confirment l'étendue des curiosités de cette première génération de psychanalystes qui, à l'exemple de Freud, entendent à la fois montrer la plus grande valeur explicative de leur démarche et trouver dans la matière culturelle la vérification expérimentale de la théorie analytique. 8La méthode à l'œuvre dans ces recherches fait aujourd'hui problème et la vulgarisation de l'interprétation sexuelle rend bien souvent décevantes les conclusions proposées. On doit pourtant souligner la modernité des exigences adressées à la « science du folklore » : il suffit en uploads/Philosophie/ anthropologie-et-psychanalyse.pdf
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- Publié le Mai 13, 2022
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