1 Christopher Nolan, incepteur. Par Stéphane Lleres, docteur en philosophie. Do
1 Christopher Nolan, incepteur. Par Stéphane Lleres, docteur en philosophie. Dom Cobb est-il vraiment sorti de son rêve ? La fin d’Inception sème des indices contradictoires. D’une part, tout se passe comme cela était prévu dans la réalité : Dom se réveille avec son équipe dans l’avion, son contrat est honoré et il peut rentrer aux Etats-Unis, il retrouve enfin ses enfants, il fait même tourner sa toupie pour vérifier qu’il ne rêve pas. Mais d’autre part, la trop grande perfection de cet aboutissement finit par le rendre suspect. Comme on dit, tout est bien trop beau pour être vrai, jusqu’au douanier qui salue Dom et lui souhaite un bon retour au pays ; et chacun aura remarqué que les enfants de Dom lui apparaissent exactement comme dans ses souvenirs. Les interprétations ont proliféré, notamment sur le net, qui tentaient de déterminer si Dom Cobb rêvait ou non. Nous voudrions ici formuler l’hypothèse selon laquelle il n’y a pas à choisir. Non que ce choix soit indifférent, le plus important étant que Dom retrouve ses enfants, que ce soit dans le rêve ou la réalité. Selon notre hypothèse, distinguer le rêve et la réalité n’est pas indifférent : l’un et l’autre sont plutôt indiscernables. Si les indices sont contradictoires, c’est parce qu’il est devenu, à la fin du film, impossible de discerner le rêve de la réalité. La filmographie de Christopher Nolan montre que ce thème lui est cher : dans Memento1, l’amnésie singulière de Leonard Shelby le rend incapable de discerner le réel de l’imaginaire, l’illusion ou la fiction ; Le prestige2 tend à montrer que l’illusion la plus parfaite est, finalement, réelle. Inception3, de ce point de vue, apparaît comme une autre manière de rendre indiscernables le rêve et la réalité. Encore faut-il bien comprendre : l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire n’est pas simplement leur confusion. La confusion est toujours en fait, et présuppose donc la discernabilité en droit de ce qu’elle confond. Là où le réel et l’imaginaire ne sont que confondus, ils doivent néanmoins pouvoir être discernés en droit. Ainsi, comme le montre Gilles Deleuze4, dans l’image même apparaissent deux pôles bien distincts : un pôle objectif par lequel l’image renvoie à un réel extérieur, qu’elle représente, et un pôle subjectif, par lequel l’image exprime une modification de mon corps ou de mon âme. Le critère de distinction de ces deux pôles, c’est la forme, au sens le plus classique du terme. Depuis Platon, ce qui a une forme, c’est ce qui est un et le même, qui a de l’unité et de l’identité. Le pôle objectif ou représentatif de l’image renvoie à un réel extérieur. Or, le réel est ce qui est, c’est-à-dire ce qui est un et le même. En tant qu’elle représente un réel, l’image a donc une forme, c’est-à-dire une unité et une identité. C’est dire que ses parties ou moments sont cohérents, au sens où, dans leur diversité, ils participent tous à l’unité d’un même tout. Parce que, sur son pôle objectif, les moments ou parties de l’image participent à l’unité d’un même tout, Deleuze appelle organique ce régime d’images : « On appellera « organique » une description qui suppose l’indépendance de son objet. Il ne s’agit pas de savoir si l’objet est réellement indépendant […]. Ce qui compte, c’est que […] le milieu décrit soit posé comme indépendant de la description que la caméra en fait, et vaille pour une réalité supposée préexistante. »5 2 Une telle image n’exclut pas l’imaginaire. Elle a un pôle subjectif, mais celui-ci apparaît comme pur vécu de conscience, et ne renvoie à aucune réalité. Sur ce pôle, l’image exprime seulement une modification de mon corps ou de mon âme. Il n’a donc pas à avoir d’unité, ni de cohérence : il n’a aucune forme. L’image, sur son pôle subjectif, se caractérisera par la discontinuité, l’incohérence, voire la contradiction : « L’imaginaire en effet apparaîtra sous la forme du caprice et de la discontinuité, chaque image étant en décrochage avec une autre dans laquelle elle se forme. »6 L’image organique est donc un régime d’image dans lequel un pôle objectif-représentatif et un pôle subjectif-modificatif sont clairement distincts. Ce peut être par des moyens techniques que l’imaginaire est indiqué comme tel lorsqu’il se présente. On se souvient comment, dans Vertigo7, Hitchcock utilise le flou pour indiquer que tout ce qui se passe relève du fantasme de Scottie : ainsi le flou dans lequel baigne toute la scène du baiser sous le pont, après que Scottie a sauvé Madeleine, ou encore le flou qui apparaît sur Judy seule lorsque qu’elle apparaît à Scottie habillée en Madeleine. Dans American Beauty8, c’est une musique dissonante – c’est-à-dire dont les notes semblent incohérentes – qui accompagne tous les fantasmes de Lester, mais aussi le ralenti, et la répétition des gestes qui correspondent à son désir. Souvent, l’imaginaire s’indique de lui-même par sa discontinuité par rapport à la continuité de la trame du récit. Parfois encore, le film s’articule autour d’une révélation, d’un point de bascule – un twist – qui fait apparaître comme imaginaire tout ce qu’on prenait jusque là comme réel. Ainsi l’explication finale de Shutter island9, de M. Scorcese. De ce point de vue, c’est Matrix10 qui sert de modèle. Et on comprend mieux pourquoi les professeurs de philosophie peuvent si bien utiliser le film des frères Wachowski pour illustrer l’allégorie de la Caverne de Platon, ou la première des Méditations métaphysiques de Descartes. Il y a bien une révélation par laquelle je comprends que ce que je prenais pour le réel ne l’est peut-être pas, mais parce qu’à partir de cette révélation, j’atteins maintenant vraiment le réel. Le twist dissipe la confusion au moment où il la révèle, et de ce point de vue, dans Matrix, Shutter island ou dans n’importe quel film organisé autour d’un twist, on reste dans un régime organique d’images, c’est-à- dire dans un régime ou le réel et l’imaginaire peuvent être discernés en droit. La situation est un peu différente dans Memento, par exemple. Dans un premier temps, on peut voir l’explication finale de Teddy comme un twist, faisant apparaître tout ce qui précède comme une fiction en même temps qu’il révèle le réel. Mais par le montage, Christopher Nolan contraint le spectateur à adopter le point de vue de Leonard Shelby. A chaque moment du film, le spectateur n’en sait jamais plus que Leonard, il ne sait jamais ce qui s’est passé avant, puisque ce qui s’est passé avant sera montré après. Aussi, il est impossible à Leonard – et du même coup, au spectateur – de savoir si la révélation de Teddy n’est pas encore un mensonge, par lequel il espèrerait se débarrasser de Leonard. La révélation de Teddy ne permet pas vraiment de discerner le réel de la fiction, en tous cas elle ne permet pas de le faire avec certitude. Du point de vue de Leonard – et donc du spectateur – ceux-ci deviennent indiscernables, et l’existence même d’une réalité extérieure apparaît seulement comme l’objet d’une croyance ou d’une foi, dans le monologue intérieur final de Leonard. Nous avons alors affaire à un autre régime d’images, que Deleuze appelle cristallin11. Dans ce régime, on ne peut plus discerner un pôle objectif-représentatif et un pôle subjectif-modificatif. L’image ne renvoie plus à une réalité extérieure pensée comme une et la même ; du coup, les moments et parties de l’image ne sont plus tenues à une cohérence ou à une organisation. Au contraire, elles se 3 remplacent les unes-les-autres, se succèdent et, le cas échéant, se contredisent, plutôt qu’elles ne s’organisent, ou concourent à l’unité d’un même tout. Deleuze l’explique en faisant appel à la théorie de la description de Robbe-Grillet : « On appelle au contraire « cristalline » une description qui vaut pour son objet, qui le remplace, le crée et le gomme à la fois comme dit Robbe-Grillet, et ne cesse de faire place à d’autres descriptions qui contredisent, déplacent ou modifient les précédentes. C’est maintenant la description même qui constitue le seul objet décomposé, multiplié. »12 Une telle image n’est plus cohérente que localement. Ainsi, on a pu lire sur internet des interprétations d’Inception comparant le film à une gravure paradoxale d’Escher, cohérente localement mais pas globalement. De la même manière, si on tient compte du caractère douteux de l’explication de Teddy, il devient difficile de trouver une cohérence globale à Memento. En rendant indiscernables le réel et l’imaginaire, Christopher Nolan passerait donc d’un régime organique à un régime cristallin de l’image. Avant d’examiner la question du sens de ce changement de régime, nous voudrions prendre le temps d’appuyer encore cette hypothèse. Le régime organique de l’image est véridique. Le vrai se comprend en effet comme le discernement du réel et de l’imaginaire : « […] le vrai, c’est pas la même chose que le réel. […] le vrai, c’est la distinction entre le réel et l’imaginaire, on dirait aussi bien […] la distinction de l’essence et de l’apparence. Le vrai c’est pas l’essence, uploads/Philosophie/ christopher-nolan-incepteur.pdf
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- Publié le Jui 27, 2021
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