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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Barbara Godard TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 14, n° 2, 2001, p. 49-82. Pour citer la version numérique de cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/000569ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/documentation/eruditPolitiqueUtilisation.pdf Document téléchargé le 26 octobre 2009 « L’Éthique du traduire : Antoine Berman et le "virage éthique" en traduction » 49 L’Éthique du traduire : Antoine Berman et le « virage éthique » en traduction Barbara Godard Relire les écrits d’Antoine Berman sur la traduction nous permet de saisir son importante contribution à l’élaboration de la « traductologie » comme champ du savoir. Cette relecture m’a incitée à tracer le parcours de ma pratique de traduction et mes efforts pour répondre à la question « comment traduire? ». Si aujourd’hui la conceptualisation bermanienne de la traduction oriente moins mes réflexions sur l’acte de traduire, ce n’est pas pour autant que j’ai oublié son éloge du bilinguisme et le questionnement du propre qu’il a haussé à hauteur d’un absolu éthique, en désignant la relation à autrui comme la structure fondamentale de la subjectivité traduisante, mais c’est que je prête plus d’attention à la structuration du pouvoir dans les relations non symétriques entre langues et cultures empêchant la reconnaissance intersubjective de l’autre. Une révolution copernicienne L’Épreuve de l’étranger a été publié à une époque de grande effervescence dans la théorisation de l’acte de traduire. Pendant les années 80 paraissait un nombre croissant de livres qui articulaient des projets théoriques pour la traduction en tant que mode de pensée ou d’intervention culturelle. On lisait alors des textes comme Theory of Translation and Intercultural Relations d’Itamar Even-Zohar et Gideon Toury, qui abordaient la traduction en tant que communication intersystémique plutôt qu’opération purement linguistique et qui insistaient sur la pertinence et non plus l’équivalence comme critère de 50 la traductibilité dans l’élaboration d’une théorie de polysystème; ou comme Translation Studies de Susan Bassnett et The Manipulation of Literature de Theo Hermans, textes programmatiques dans l’élaboration d’une école anglo-américaine de la traduction sur le modèle des « Cultural Studies » centré sur les écarts idéologiques entre cultures; ou encore comme Difference in Translation, sous la direction de Joseph Graham, connu pour le texte de Derrida « les Tours de Babel » approchant la traduction comme promesse ou performativité, comme pensée de la différence, de la contradiction, de l’inachevé — tous signes annonciateurs d’une « interdiscipline » émergente (Berman, 1984, p. 291)1. L’Épreuve de l’étranger de Berman m’a fortement marquée et je m’y suis replongée à maintes reprises depuis.2 Mais d’une manière très partielle et même pour m’en éloigner complètement, me reconnaissant surtout « une particulière affinité avec les ouvrages [consacrés à la problématique de la traduction et de la littérature] de Mikhail Bakhtin » (1984, p. 42). Ce sont surtout l’éloquent « manifeste » du premier chapitre — « la Traduction au manifeste » — et la « Conclusion » qui ont retenu mon attention, là où Berman prédisait un nouveau statut pour la traduction, non plus « ancillaire » (1984, p. 14) ou « refoulée » (1984, p. 16), mais « une pratique autonome, pouvant se définir et se situer elle-même » (1984, p. 12). Fonctionnant « comme l’archétype de toute théorie des ‘changes’ » (1984, p. 292), comme une modalité spécifique 1 Dorénavant, pour les ouvrages de Berman, nous indiquerons seulement l’année et la page. 2 J’ai commençé à lire dans le domaine en me préparant à une réunion du jury du Prix du Gouverneur-Général (alors le prix du Conseil des arts) en traduction. Je m’étais trouvée, l’année précédente, muette devant un membre du jury qui prétendait que l’excellence d’une traduction se trouvait dans l’emplacement des virgules dans la version anglaise, c’est-à-dire dans la manière dont la traduction s’approchait des normes syntaxiques de la langue cible — une traduction lisible. J’avais compris tout de suite que nous avions des conceptions différentes de ce qu’était l’acte du traduire, mais je ne savais pas comment articuler ma position théorique. Je me suis alors tournée vers la production critique pour m’aider à articuler ma position. Dans l’Épreuve de l’étranger j’ai trouvé une réponse à ma question : l’autre membre du jury avait adopté « une théorie de la traduction ethnocentrique » (1984, p. 17) qui visait l’intégration du texte à traduire dans le champ canadien-anglais par une stratégie d’élimination de toutes traces de manipulation par le/la traducteur/rice, par l’éclipse de son travail et ainsi de la provenance étrangère du texte traduit. 51 de « transtextualité » (1984, p. 294), la traduction est à la fois « transcréation » (1984, p. 286) ou « transposition créatrice » (1984, p. 303) et réflexivité « critique » (1984, p. 20). En tant que transfert de discursivité et conceptualité, la traduction inaugure un nouveau mode d’expression et produit de nouveaux concepts. Dans la mesure où « le mouvement de la traduction rencontre, affronte et révèle » la systématicité propre à un texte à traduire et, étant « [auto- ]réflexive » (1984, p. 301), le mouvement même de l’opération interlinguistique et interculturelle, la traduction est « une forme sui generis de critique » manifestant des structures cachées (1984, p. 20). Traduire est indissociable du travail de la pensée, de l’effort que l’on fait pour comprendre. La compréhension n’est pas immédiate mais doit sans cesse être expérimentée dans son activité même, dans un va-et- vient entre la pratique et la théorie. C’est à partir de sa nature même d’expérience que devrait se faire la réflexion sur la traduction afin de satisfaire aux exigences de la traductologie qui vise à combattre l’occultation de « l’étrangeté » dans la langue, affirmée à la fois par « théoriciens abstraits et praticiens empiriques » (1984, p. 300). La traduction est « impensable sans réflexivité », c’est-à-dire sans une « lecture interprétative des textes » et l’élaboration d’un système raisonné de choix. Mais cette réflexivité apparente la traduction plutôt à « une science », à un savoir, qu’à un art (1984, p. 301). En faisant « pivoter l’œuvre » pour nous apprendre quelque chose de nouveau sur l’œuvre, sur le rapport de celle-ci à sa langue tout comme à la culture et la société, la traduction effectue aussi une « analytique » (1984, p. 20). Par le biais de ce nouvel éclairage de l’œuvre potentielle, l’opération traduisante devient « une création qui permet à l’œuvre d’atteindre sa plénitude » (1984, p. 294). Car, loin d’être « la simple dérivation d’un original supposé absolu », la traduction est déjà présente dans l’œuvre qui est alors un véritable « tissu de traductions » (1984, p. 293) ou réseau intertextuel hétéroglossique. Recelant le paradoxe de « possibilité et injonction » et, ainsi, l’incertitude et la temporalité du sens, la traduction ne joue pas un rôle de simple transmission du savoir mais, au contraire, « constitue l’œuvre comme œuvre [menant] à une nouvelle définition de sa structure » (1984, p. 294). Ainsi, l’acte de traduire n’implique aucune nostalgie : la tâche de la traduction est la « potentialisation » (1984, p. 283), l’enrichissement de la langue et l’élargissement des réseaux culturels complexes. Le mouvement particulier à la traduction est alors « un devenir » (1984, p. 76). Je n’ai retenu ni l’histoire de la philosophie allemande de l’époque romantique à travers laquelle Berman abordait la 52 problématique de la création du savoir en montrant comment « la tâche de la pensée est devenue une tâche de traduction » (1984, p. 281), ni son « projet d’une critique ‘productive’ » (1984, p. 33) où, à partir de l’herméneutique moderne, il analysait « l’horizon traductif » des traducteurs en vue d’une analyse critique des traductions françaises de John Donne (1995, p. 16), ni son ébauche d’une « traductologie » comme « réflexion de la traduction sur elle-même à partir de sa nature d’expérience » (1985, p. 39), mais la dimension utopique du manifeste de Berman m’a fortement marquée, là où il en appelle à rien de moins qu’une « révolution copernicienne » effectuée par la traductologie dans le champ du savoir (1984, p. 301). À partir d’une telle réflexion sur l’expérience, Berman préconise que la traduction devienne « le modèle » de tout processus « interlinguistique, interculturel, interlittéraire [et] interdisciplinaire » (1984, p. 291). « L’horizon de la traduction » ne se limite pas à la linguistique, ni à la poétique, mais, vaste, il englobe une multiplicité de domaines, et au premier chef, l’interculturel. Là, entre la science et l’histoire, la traduction-critique met la philosophie spéculative uploads/Philosophie/ antoine-berman-et-levirage-ethique-en-traduction.pdf

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