L’invention de l’Afrique Gnose, philosophie et ordre de la connaissance Valenti

L’invention de l’Afrique Gnose, philosophie et ordre de la connaissance Valentin-Yves Mudimbe L’invention de l’Afrique Gnose, philosophie et ordre de la connaissance Traduit de l’anglais par Laurent Vannini Présence Africaine Éditions 25 bis, rue des Écoles – 75005 Paris Collection Histoire, politique, société dirigée par Mamadou Diouf © Présence Africaine Éditions, 2021 ISBN : 978-2-7087-0950-8 À la mémoire de James S. Coleman Mors ipsa beatior inde est, quod per Cruciamina leti via panditur ardua iustis, et ad Astra doloribus itur. Prudentius, Hymnus Circa Exequias Defuncti 7 Préface Étrange destin que celui de la trajectoire du livre de Valentin-Y. Mudimbe, L’invention de l’Afrique (1988). Il est écrit par un des grands intellectuels de sa génération, celle qui a vingt ans au moment de la décolonisation des empires européens d’Afrique. Il est reconnu comme l’un des plus fins analystes des sciences sociales, des humanités classiques et modernes et de la philologie ; il est aussi un romancier hors pair. Pourtant, il a fallu une génération pour traduire son livre dans la langue et les traditions intellectuelles francophones qui l’ont nourri. Mudimbe explore trois territoires épistémologiques, la philologie grecque et latine, les bibliothèques religieuses et l’ethnographie coloniale pour s’en prendre avec une certaine allégresse aux littératures en quête d’une Afrique « vernaculaire », d’une modernité néopharaonique inaugurée par une Égypte ancienne triomphante, remise sur ses pieds africains, qui fit la leçon aux Grecs, pour établir une production intellectuelle détachée du monde occidental. L’invention de l’Afrique s’inscrit résolument dans les sillons ouverts par L’odeur du père : essai sur des limites de la science et de la vie en Afrique noire1. Il approfondit et recadre son objet qui consiste à identifier, décrypter et déchiffrer les questions qui sont « susceptibles d’éclairer les liens complexes qui, aujourd’hui, plus fortement hier, arriment l’Afrique à l’Occident, déterminant ainsi non seulement les attitudes d’être mais aussi l’exercice de la 1. Paris, Présence Africaine, 1982. L’invention de l’Afrique 8 pensée, des pratiques de connaissance et les manières de vivre »2. L’aventure telle que la qualifie Mudimbe est une archéologie de la production des connaissances africanistes et « africanisées ». La question qui le préoccupe est ce qui rend possibles les commen- taires historiques, anthropologiques et religieux sur l’Afrique. Plus précisément ses interrogations portent sur leur constitu- tion en tant que système de connaissance, le style, la forme et le contenu de cette connaissance et enfin, les questions philoso- phiques majeures qui en émanent. Plus précisément, il mène une investigation serrée sur l’ordre épistémologique occidental et ses modes d’analyses qui selon lui, se retrouvent dans les approches qui se réclament de l’afrocentrisme et des authentiques traditions africaines. Dans le chapitre 5, « la patience de la philosophie », il sanctionne trois domaines d’investigation pour la philosophie africaine : l’ethnophilosophie, la philosophie politique ou idéolo- gique et la philosophie critique qui est la seule pratique qui mérite la qualification de philosophique. À l’intérieur de cette tradition autocritique et critique, il identifie la tradition éthiopienne, la tradition empiriciste de pays africains anglophones, la tradition déconstructionniste et l’universalisme marxiste. Mudimbe pro- cède à une critique de l’ethnophilosophie et à un tour d’horizon des débats sur la philosophie africaine et des conditions de sa possibilité. Selon lui, la possibilité même de la philosophie afri- 2. L’odeur du père, avant-propos, p. 11. La poursuite de la réflexion entre L’odeur du père et L’invention de l’Afrique est ainsi attestée par la lecture de l’un des pères fondateurs des études africaines et de l’inclusion de la tradition orale dans les opérations historiographiques, l’historien belge Jan Vansina. N’écrit-il pas, dans sa biographie intellectuelle que « [Mudimbe] affirme que les idées et les interprétations de "l’Afrique" et de la culture africaine reven- diquées par les intellectuels africains sont le produit des sciences sociales et humaines européennes et nord-américaines, que ces disciplines manquent de validité scientifique et qu’elles ne sont que l’expression d’axiomes culturels et de valeurs particuliers » ? (Living with Africa, Madison, The University of Wisconsin Press, 1994, p. 219.) L’invention de l’Afrique 9 caine constitue la condition autocritique qui rend possible la dis- cipline elle-même. De manière plus générale et plus ambitieuse, L’invention de l’Afrique est une enquête sur les fondements du discours sur l’Afrique. L’enquête met l’accent d’une part sur les procédures externes en examinant les trois narrations – alimentées par l’anthropologie, l’histoire et les commentaires religieux – qui ont contribué à l’invention d’une Afrique primitive, du xviie au xixe siècle : les récits exotiques des voyageurs ; les interprétations philosophiques relatives à la hiérarchie des civilisations et la recherche anthropologique du primitif et de la primitivité d’une part et, d’autre part, elle fait aussi cas des systèmes de pensée traditionnels et de leurs relations avec la connaissance comme genre normatif. Suivant à la trace les pistes ouvertes par Michel Foucault sur la théorie du « soi occidental » pour l’Occident et par Edward Saïd 3 sur la construction de « l’autre », l’Oriental dans son cas, Mudimbe explore la tension dialectique entre le « soi occidental » (same) et « l’autre » telle qu’elle est mise en scène dans le discours sur l’Afrique. Il introduit avec brio l’Afrique, les multiples récits qui en rendent compte pour mettre à l’épreuve les catégories mises en circulation, pour extraire la discussion de sa détermination géographique, avec son centre, l’Occident et ses périphéries, les sociétés non occidentales. Mettre le doigt sur les connexions et les déconnexions pour déterminer précisément les conditions de production d’un savoir africain du monde et dans le monde est le défi que relève le livre. 3. Sur l’influence de Foucault et de Saïd sur les études coloniales, se référer à Frederick Cooper, Colonialism in Question. Theory, Knowledge and History, Berkeley, University of California Press, 2005. Cooper reconnaît que L’in- vention de l’Afrique a lancé un défi aux africanistes en les invitant à examiner les manières dont « la bibliothèque coloniale » a contribué à la construction du concept d’Afrique. Voir chapitre 2, note 14, p. 244. L’invention de l’Afrique 10 Mudimbe revendique fortement dans son introduction la filiation entre L’autre face du royaume4 et L’odeur du père, en observant que sa « thèse majeure est demeurée la même en ce qui concerne la forme analogique des sciences sociales. Ces disciplines ne fournissent pas une réelle compréhension des Weltanschauungen étudiées. On peut pourtant dire que c’est dans ces mêmes discours que les mondes africains ont été établis comme réalités pour la connaissance »5. L’enjeu principal de l’enquête qu’il mène, interroge les conditions du « […] maintien et l’épanouissement par l’adaptation, ou la réduction et la mort pure et simple d’expériences sociohistoriques singulières »6. La complexité de la situation actuelle, poursuit-il, se manifeste dans « l’occidentalisation de l’Afrique [qui] n’est plus un projet théorique ; elle est à présent une action et un mouvement qui, dans les pays africains, en fonction des rapports complexes reliant ceux-ci à l’Europe et l’Amérique, président à l’aménagement de la vie et même de la pensée »7. L’invention de l’Afrique répond au défi de la nécessaire soustraction de la pensée africaine à la bibliothèque coloniale. L’entreprise menée dans l’ouvrage fait l’état des lieux de la production, des discours textuels et iconographiques, des procédures et effets de l’invention de l’Afrique et des sociétés africaines, à partir des infrastructures mises en place par la « structure coloniale » (colonizing structure). Elle est tout à la fois une géographie et une histoire, soutenue par trois piliers : la conquête militaire des territoires africains qui deviennent des colonies européennes ; l’inclusion des économies coloniales dans les 4. L’autre face du royaume : une introduction à la critique des langages en folie, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973. 5. Voir l’introduction au présent livre, p. 6. 6. L’odeur du père, ibidem, p. 11. 7. Ibidem. L’invention de l’Afrique 11 économies métropolitaines avec l’instauration de la dépendance totale des périphéries coloniales aux centres des empires coloniaux et enfin, la re-formation (reformation) de la mentalité (de l’esprit) indigène par la mission civilisatrice. Des opérations qui, précisément, aident à mesurer la proximité entre l’Occident et l’Afrique, « jusqu’où [celui-ci] s’est insidieusement approché de nous », pour nous octroyer les moyens de « […] penser contre l’Occident, ce qui est encore occidental et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs »8. Pour éviter que « l’étreinte de l’Occident ne nous étouffe », nous conseille-t-il, il est indispensable de « mettre à jour, non seulement une compréhension rigoureuse des modalités actuelles de notre intégration dans les mythes de l’Occident, mais aussi des questions explicites qui nous permettraient d’être sincèrement critiques face à ces "corpus" »9. La mission que s’assigne L’invention de l’Afrique est de débroussailler systématiquement l’espace discursif, dévoiler et déconstruire ses sources ethnographiques et les imaginaires qui leur sont associés et suivre à la trace les cibles qu’ils identifient et les effets qu’ils produisent. Témoigner à partir de « ce lieu singulier », l’Afrique, est en effet l’enjeu que le livre s’attache à uploads/Philosophie/ l-x27-invention-de-l-x27-afrique-gnose-philosophie-et-ordre-de-la-connaissance.pdf

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