LA PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE DE GIORDANO BRUNO Stéphane Bonnet Centre Sèvres | «
LA PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE DE GIORDANO BRUNO Stéphane Bonnet Centre Sèvres | « Archives de Philosophie » 2005/2 Tome 68 | pages 315 à 330 ISSN 0003-9632 DOI 10.3917/aphi.682.0315 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2005-2-page-315.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres. © Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Bruno apparaissait comme un piètre mathématicien qui n’avait adopté le système de Copernic que pour des raisons métaphysiques, sans en comprendre la véritable portée scientifique. Quant au fait qu’il ait eu recours aux mathématiques dans plusieurs de ses ouvrages, cela nous aurait surtout permis de mesurer l’incompétence du philosophe dans ce domaine. Alexandre Koyré qui, par ailleurs, met en évidence la clairvoyance de Bruno touchant certains présupposés de la nouvelle astronomie, clairvoyance plus grande que celle de Copernic lui-même 1, porte cependant un jugement sévère sur le Nolain: « Giordano Bruno, j’ai le regret de le dire, n’est pas un très bon philosophe…, il est un mauvais physicien, il ne comprend pas les mathématiques… ». La méconnaissance des mathématiques ne serait qu’un des symptômes du déficit de rationalité dont se trouve affligée la philoso- phie nolaine. Celle-ci ne devrait « sa place très importante dans l’histoire de l’esprit humain » qu’à « sa vision de l’Univers infini […] si puissante et si prophétique, si raisonnable et si poétique qu’on ne peut que l’admirer » 2. Bruno serait l’homme d’une intuition rationnelle, mais non celui qui aurait su déployer cette intuition par un discours rationnel; il serait l’homme d’une νóησις sans διáνοια 3. 1. Copernic maintient la distinction aristotélicienne du mouvement naturel et du mouve- ment violent tandis que Bruno l’abandonne. Cf. Alexandre KOYRÉ, Galilée et la révolution scientifique, in Etudes d’histoire de la pensée scientif ique, Paris, Gallimard, 1992, p. 204-205. 2. Alexandre KOYRÉ, Du Monde clos à l’univers inf ini, chapitre 2, Paris, Gallimard, 1995, p. 77-78. 3. Sans l’étendre, comme le fait Koyré, à l’ensemble de la philosophie nolaine, Libri por- tait déjà un jugement similaire sur les insuffisances dianoétiques de la pensée brunienne: « Bruno semble avoir embrassé a priori le système de Copernic par une espèce d’intuition, car il n’était rien moins que mathématicien: ses ouvrages enferment les erreurs les plus singuliè- res en géométrie ». Cf. Guillaume LIBRI, Histoire des sciences mathématiques en Italie, IV, Paris, Renouard, 1841, p. 145. Archives de Philosophie 68, 2005 © Centre Sèvres | Téléchargé le 10/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.175.94.81) © Centre Sèvres | Téléchargé le 10/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.175.94.81) Plus récemment, Hélène Védrine oppose quant à elle le Nolain à Cardan, Tartaglia et Scipio del Ferro, « qui ont fait progresser réellement les mathé- matiques au seizième siècle » et qualifie les mathématiques du minimum chez Bruno de « bricolage intellectuel » 4. Or ce type de jugement 5 présup- pose que la place des mathématiques dans la philosophie nolaine doit être évaluée selon le point de vue de l’histoire des sciences. Les mathématiques bruniennes y sont comparées aux développements de la recherche mathé- matique qui lui sont antérieurs, contemporains ou postérieurs. Et cette com- paraison est faite selon le critère, plus ou moins explicite selon les auteurs, du progrès scientifique, entendu comme acheminement vers les méthodes et les résultats de la science moderne. Mais de même que l’on ne pourrait comprendre le rôle des mathémati- ques chez Descartes en s’en tenant à l’histoire de l’algèbre et de l’optique, autrement dit en laissant de côté la mathesis universalis et la refondation de la métaphysique qu’elle rend possible et nécessaire, de même ne pourra- t-on comprendre le statut des mathématiques chez Bruno sans intégrer les développements proprement mathématiques à l’économie générale du sys- tème. Le manque de rigueur des démonstrations, voire l’absence de démons- trations, l’inexactitude des résultats, l’invasion des mathématiques par des présupposés métaphysiques invalident sans doute les mathématiques bru- niennes à l’aune de l’histoire des sciences mais non la manière dont Bruno conçoit la place des mathématiques dans l’architecture générale du savoir. Au lieu de poser une nouvelle fois la question de ce que valent les mathé- matiques bruniennes, nous entendons ici nous interroger sur ce que sont les mathématiques pour Giordano Bruno. Une telle question ne relève ni des mathématiques, ni de l’histoire des sciences, ni de l’épistémologie, puisqu’elle porte sur ce qui fonde les mathématiques et les rend possibles, sur leur rap- port à l’essence, tandis que l’exercice même des mathématiques, l’existence d’une histoire des mathématiques comme l’étude de leurs procédés (l’épis- témologie) supposent la science déjà fondée et sa possibilité nullement mise 4. Hélène VÉDRINE, L’obstacle réaliste en mathématique chez deux philosophes du sei- zième siècle: Bruno et Patrizi, in Platon et Aristote à la Renaissance, XVIe Colloque interna- tional de Tours (juillet 1973), publié par Jean Claude Margolin et Pierre Aquilon, Paris, Vrin, 1976, p. 241-242. 5. Un autre exemple nous en est donné par Paul-Henri Michel qui compare les principes de la physique brunienne à ceux de Galilée et, devant reconnaître que le point de vue de Bruno est « moins scientifique », faute d’avoir accepté certaines exigences mathématiques, en particu- lier celle de la divisibilité à l’infini, il ne peut lui accorder qu’une rationalité certes systémati- que mais abstraite, en d’autres termes la valeur d’une « construction de l’esprit ». Cf. Paul-Henri MICHEL, Les notions de continu et de discontinu dans les systèmes physiques de Bruno et de Galilée, in Mélanges Alexandre Koyré, volume II, Paris, Hermann, 1964, p. 358. Toutefois, Paul-Henri Michel insiste quant à lui sur la cohérence des thèses bruniennes, sur leur rationa- lité discursive quoique non mathématique. 316 ST. BONNET © Centre Sèvres | Téléchargé le 10/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.175.94.81) © Centre Sèvres | Téléchargé le 10/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.175.94.81) en question. Comme toute philosophie, la philosophie nolaine se pose la ques- tion de la place des mathématiques dans le champ de l’être, de la relation que l’être des mathématiques entretient avec les autres êtres et avec les essences. On lèvera un obstacle majeur à la compréhension de ce que sont les mathé- matiques chez Giordano Bruno en cessant de considérer les écrits mathéma- tiques du Nolain comme le compte rendu d’une recherche dans le domaine mathématique et en les prenant pour ce qu’ils sont, à savoir un moment au service d’une pensée plus haute, qui s’approche autant qu’elle le peut d’une intuition intellectuelle des essences et de leur unité principielle. Il n’y aurait pas stricto sensu de mathématiques bruniennes, mais seulement une philo- sophie brunienne des mathématiques, voire une philosophie mathématique, qui tendrait à s’achever en une métaphysique de l’Un 6. Touchant la place des mathématiques dans l’ordre du savoir, plusieurs textes de Bruno reprennent à leur compte la classification scolastique des sciences 7. Si certains de ces textes sont des commentaires d’Aristote, d’au- 6. Angelika Bönker-Vallon a clairement établi la dignité des mathématiques bruniennes entendues comme mathesis universa. Elle affirme que les différentes fonctions des mathéma- tiques, déjà prises en compte dans le De la Causa, principio e uno, sont plus explicitement dis- tinguées dans les oeuvres tardives. L’examen de ces fonctions la conduit à placer les mathéma- tiques au centre de la philosophie brunienne et à penser à partir d’elles l’articulation de l’être et du connaître. En premier lieu, la pensée mathématique permettrait de figurer l’unité méta- physique de l’être; en second lieu, les mathématiques ouvriraient accès à la structure intelligi- ble de l’en soi et le rôle que leur fait jouer Bruno éclairerait la part d’idéalisme platonicien dont il est tributaire; mais les mathématiques interviendraient aussi dans la compréhension de l’être physique et se poserait alors la question de la valeur empirique de leurs principes; enfin, en rapport à cette dernière question, devraient être envisagés les privilèges respectifs de l’analyse et de la synthèse pour les mathématiques seules mais également dans la perspective d’une science de l’être. Cf. Angelika BÖNKER-V ALLON, Metaphysik und Mathematik bei Giordano Bruno, Berlin, Akademie Verlag, 1995, p. 36. 7. L’origine de cette classification se trouve dans la Physique d’Aristote (Paris, Belles- Lettres, 1983, II, 2, 193b-194b) où la science uploads/Philosophie/ aphi-682-0315.pdf
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- Publié le Apv 16, 2021
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