151 Chapitre 2 LE DIRE ET LE DIT L’une des nouveautés décisives de la période d
151 Chapitre 2 LE DIRE ET LE DIT L’une des nouveautés décisives de la période de l’Autrement qu’être est la thématisation explicite de la difficulté, d’abord, pour le langage éthique de la relation avec autrui, mais également pour le métalangage qui décrit ce langage éthique, c’est-à-dire pour le discours philosophique même, d’attester son autonomie par rapport au langage ontologique ou phénoménologique. Cette difficulté se traduit dans la terminologie de Lévinas par l’introduction d’un nouveau couple conceptuel, celui du Dire/Dit, où le Dire correspond à la signifiance éthique originaire (plus exactement pré-originaire) de tout langage, tandis que le Dit reflète la signification phénoménologique ou ontologique du langage. Le couple conceptuel Dire/Dit est introduit dans la terminologie philosophique de Lévinas – sans compter les utilisations occasionnelles déjà dans Totalité et Infini 1 – dans un texte datant de 1965, intitulé « Énigme et phénomène », mais sans qu’il soit vraiment développé. C’est « Langage et proximité » (1967) – écrit qui correspond à une première ébauche complète de l’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence – qui présentera le langage de l’intentionnalité linguistique, le Dit kerygmatique, proclamatoire de la phénoménologie dans une opposition décidée avec le langage- contact de l’immédiateté du sensible, le Dire éthique de la proximité. Lévinas lance ici l’idée d’un assez énigmatique langage-contact hétérologique, autonome par rapport au langage homologique de la phénoménologie, et qui prendra sa source dans l’immédiateté de la sensibilité éthique, atteignant la singularité d’autrui avant le détour de l’universalité. Les analyses du Dit phénoménologique de « Langage et proximité » seront reprises dans Autrement qu’être, mais la relation du Dire éthique et du Dit phénoménologique ou ontologique y sera déjà envisagée non pas comme une opposition, mais comme une sorte de corrélation ou plutôt comme l’ambiguïté originaire des deux dimensions du sens du même langage. Dans Autrement qu’être Lévinas pense la division du langage en verbes et noms à travers ce qu’il nomme l’amphibologie de l’être et de l’étant, et qui correspond chez lui à la différence ontologique heideggérienne : il pose, à côté de l’apophantique husserlienne, qui réduirait le langage à la désignation ou à la dénomination des étants, une apophansis plus originaire, celle du verbe être dans la proposition prédicative. L’apophansis originaire, que nous allons dénommer 1 Cf. par exemple à la fin de l’introduction de cet ouvrage (TI 16), où il est déjà question de « dédire le dit ». 152 Dit ontologique, est celle de l’essence, de l’événement de l’être comme temporalisation synchronique, pur apparaître de la phénoménalité, qui « ne désigne rien qui soit contenu nommable – chose ou événement ou action ». (AE 53) L’apophantique au sens husserlien, que nous allons appeler Dit phénoménologique, est déjà un moment second, dans lequel l’apparaître se fixe dans l’apparaître de tel ou tel étant ou état de choses fixé et désigné par des noms, nominalisé. Nous allons examiner, dans ce chapitre – en suivant le mouvement de l’analyse lévinasienne dans Autrement qu’être, qui correspond à une sorte de remontée réductive à la signifiance originaire du langage – tout d’abord le Dit phénoménologique, ensuite le Dit ontologique, pour accéder enfin à ce que Lévinas appelle le Dire sans Dit de la signifiance éthique. 2.1. Le Dit phénoménologique Nous allons suivre, dans ce paragraphe, la critique du Dit phénoménologique, que Lévinas identifie avec la fonction désignative, dénominative du langage, donc avec le langage entendu comme un système de noms. Nous allons alterner le commentaire du « Langage et proximité » avec celui d’Autrement qu’être, où des éléments nouveaux sont introduites, mais où dans le même temps les développements antérieurs sont repris tellement condensés, qu’il devient très difficile de les comprendre en eux-mêmes. Commençons avec un passage incontournable du « Langage et proximité » : L’identité du terme consiste en son idéalité même. Le mode d’exhibition inhérente au mode d’être des individus qu déroule l’expérience, revient à ne pas tenir dans le profil qu’ils dessinent, mais à se promettre toujours autre et autre, mais toujours identifiable – à se montrer ainsi, à travers une continuité d’aspects et de profils, à travers une multiplicité de phénomènes – et, par conséquent, à s’identifier dans la dispersion des instants indiscernables de l’apparoir. Tout, si on veut, est imagé dans l’expérience, sauf l’identité des individus qui domine les instants des images. Elle ne se peut que comme prétendue. Je prétends l’identique dans ces impressions et j’entends assurer le maintien de cette prétention. Mais précisément l’identité n’est pas le corrélatif pure et simple de cet entendement sur lequel l’acte peut en quelque façon se reposer, comme dans l’impression où s’absorbe la réceptivité. L’identité n’est jamais accomplie dans l’identification qui la proclame et cette “activité” centrifuge – le sujet pris pour centre n’est pas simplement l’inverse de celle qui va du perçu sensible au sujet – la corrélation restant, dans les deux cas, semblable et justifiant la notion d’“intuition catégoriale”. Mais le caractère proclamatoire de l’identification détruit l’analogie. […] EDE 307. 2 2 Voir encore : « […] si l’idéalisme est déjà dans l’intentionnalité, c’est qu’elle a été d’emblée conçue comme visant un objet idéal. Toujours l’objet, fût-il sensible et individuel, sera, pour Husserl, ce qui s’identifie à travers une multiplicité de visées : dire que toute conscience est conscience de quelque chose, c’est affirmer qu’à travers ces termes corrélatifs d’une multiplicité de pensées subjectifs, une identité qui, ainsi les transcende, se maintient et 153 Ce qui est visée ici, est sans doute la doctrine husserlienne de la perception par « profils » ou esquisses (Abschattungen). Comme on le sait, pour Husserl, dans la perception sensible d’une chose sensible celle-ci ne se donne jamais dans une seule apparence immédiate, mais elle apparaît toujours à travers la série in(dé)finie des esquisses qui changent continuellement les uns dans les autres, tandis que je fais le tour de la chose. C’est ainsi qu’autour des esquisses actuellement données, se déploie une structure d’horizon des co-données potentielles de la chose, c’est-à-dire des profils toujours « autres » de la même chose. Or, selon Lévinas, c’est justement cette identité de la chose qui n’est pas un donné de la perception, mais elle est plutôt prétendue ou proclamée. Cette identité provient d’une idéalisation du donné dans le sens où c’est grâce à l’idée de l’adéquation de la chose avec le concept de la chose (idée au sens kantien, comme principe régulateur, à la manière d’un télos repoussé à l’infini, du processus concordant de la perception), que je perçois toujours, dès le début et tout au long du processus perceptif, la même chose à travers la continuité des profils. La chose apparaissante dans la perception n’est ainsi qu’un système concordant des apparitions tendues vers l’identité d’un objet idéal, vers le concept comme horizon de leur sens. Si tous les profils sont d’entrée de jeu les apparitions du même apparaissant, c’est parce que dès le début ce « même » est identifié comme le concept de la chose. Il y a donc, selon Lévinas, une distance infranchissable entre le flux infini des profils dans la perception sensible et l’évidence anté-prédicative de l’objet identifiée dans une intuition catégoriale, l’identification logico-eidétique (noématique) immédiate de l’objet. Cette identité immédiate de l’objet n’est en fait jamais accomplie dans la synthèse d’identification mais proclamée et prétendue à travers une idéalisation logico-eidétique illégitime du donné. La proclamation de l’identité de l’objet perçu est un « entendre-comme-le-même », ou un « prendre-pour-le-même » initial, présent déjà dans l’expérience la plus passive et pré-prédicative, qui fait qu’en percevant une chose, cette chose-ci, un ceci, je la perçois, grâce à l’idéalisation logico-eidétique (grâce au concept de la chose), toujours déjà en tant que cette même chose, ceci en tant que ceci, ou cela en tant que cela : « [l’identification] ne consiste pas à percevoir un ceci ou un cela, mais à “entendre”, à “prétendre” (à accomplir un mouvement que traduit exactement s’affirme. L’objet intentionnel a une existence idéale par rapport à l’événement temporel et la position spatiale de la conscience. […] À travers la multiplicité de moments où la conscience se déroule en tant que “laps du temps”, s’identifie et se maintient, dans son identité, un aspect de l’objet ; et, à travers la multiplicité de ces aspects, un pôle objectif, identique et idéal. […] L’idéalisme transcendantal de Husserl est annoncé dans ce caractère idéalisant de l’intentionnalité – le réel se constituant comme une identité idéale, confirmée ou biffée ou corrigée à travers l’évolution de la vie subjective ou intersubjective. […] l’identité comme telle serait inconcevable sans l’œuvre d’identification dont elle reste le pôle idéal. […] C’est une pensée d’emblée idéalisante, déjà synthèse d’identification, au niveau de l’expérience sensible encore entièrement pré-prédicative – et non pas un “contenu de conscience” aussi peu pensée que son corrélat – qui fait pendant au réel de l’expérience sensible. » (EDE 202-203) 154 le terme allemand de “meinen”) ceci en tant que ceci et cela en tant que cela, en “entendant”, sans rien préjuger des contenus, ceci en tant que cela.» (EDE 304). L’expression « ceci en tant que cela » correspond ici uploads/Philosophie/ langage.pdf
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- Publié le Mar 26, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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