Essais & débats Philosophie Apologie des sciences sociales par Philippe Descola
Essais & débats Philosophie Apologie des sciences sociales par Philippe Descola , le 9 avril 2013 English Faut-il attendre des sciences sociales en général, de l’anthropologie en particulier, qu’elles nous éclairent sur les dysfonctionnements de nos sociétés sur les moyens d’y remédier ? Pour Philippe Descola, c’est plutôt en nous engageant à observer le pluralisme des modes d’être qu’elles peuvent contribuer à la transformation du temps présent. Ce discours a été prononcé à l’occasion de la remise de la Médaille d’or du CNRS le 19 décembre 2012. Il a été légèrement remanié pour la présente publication. La version originale sera publiée au mois de mai dans La Lettre du Collège de France. À des sciences qui ont l’humain pour objet, il est normal que les humains demandent des comptes, qu’ils espèrent d’elles des lumières sur ce qui fait d’eux une espèce d’un genre très particulier, donc une meilleure connaissance des ressorts de leurs actions et des façons de les concevoir, des manières présentes et passées de nouer des liens entre eux et avec leur environnement, voire des moyens de résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés du fait qu’ils existent nécessairement dans des collectifs. Bref, plus que des mathématiciens, des astronomes ou des botanistes, on attend de nous que nous contribuions à comprendre le monde immédiat dans lequel nous sommes immergés et que nous aidions éventuellement à agir sur lui. Or, ○ " ○ # deux attitudes s’opposent quant aux attentes pratiques qui s’adressent ainsi aux sciences sociales : l’une, de nature utilitaire, règne plutôt à l’extérieur de celles-ci, tandis que l’autre, de nature critique, domine parmi ceux qui les pratiquent. Le point de vue utilitaire envisage les sciences de la culture et de la société comme un ensemble de savoirs permettant de diagnostiquer les dysfonctionnements des corps sociaux, éventuellement de fournir des solutions pour les réparer, en tout cas de mieux comprendre les raisons de l’acceptation ou du rejet des innovations techniques, scientifiques et sociales. Dans le grand mécano de l’ingénierie sociale on attend des chercheurs qu’ils soient des guetteurs vigilants des symptômes de crise ou d’anomie, en même temps que des prescripteurs de remèdes aux maux qu’on leur désigne. En effet, et par contraste avec nos collègues spécialistes de physique quantique ou d’embryogénèse, qui s’intéressent à des phénomènes dont ils ont entrepris l’étude parce qu’ils pensent pouvoir en rendre compte, l’on demande plus souvent aux sciences sociales de rendre compte de phénomènes qui ont été proposés à l’origine par d’autres qu’elles — médias ou groupes de pression — et qu’elles rechignent donc à considérer comme des objets d’investigation authentiques. Sommées de fournir des réponses à des questions ‘sociétales’ comme la définition d’un seuil de tolérance des étrangers ou la meilleure forme possible d’organisation familiale, les science sociales ne peuvent qu’avouer leur impuissance. Sans aller jusqu’à affirmer à propos de ces sciences singulières, comme jadis Claude Lévi-Strauss, que « le vrai moyen de leur permettre d’être, c’est de beaucoup leur donner, mais surtout de ne rien leur demander » [1], il faut répéter avec force que la véritable science qualifie elle-même les phénomènes qu’elle étudie et qu’il est donc illusoire de penser qu’elle puisse répondre sérieusement à des questions dont elle n’a pas elle-même construit l’objet. Cela ne signifie pas, bien sûr, que les anthropologues ou les sociologues sont indifférents aux effets d’inégalité ou de domination perceptibles dans le monde contemporain, aux inquiétudes qui s’y font jour ou aux préjugés de toutes sortes qui s’y perpétuent, mais leurs façons de les problématiser ne correspondent que rarement aux idées que s’en font l’opinion publique, les responsables politiques et les décideurs économiques. Par contraste, l’approche critique s’appuie sur les analyses produites au cœur même des sciences sociales dans l’espoir de mettre en lumière les mécanismes cachés qui conditionnent la formation de leur objet et de contribuer par cette entreprise de dévoilement à une transformation de la vie sociale vers plus de justice et de solidarité. Fidèle à l’enseignement des Lumières où cette tradition a pris sa source, imprégnée de l’idéal d’émancipation des fondateurs des sciences de la société qui, de Marx à Durkheim, en passant par Weber et Boas, n’ont jamais séparé la réflexion théorique et le projet politique, l’approche critique possède néanmoins l’inconvénient d’instituer une dissymétrie considérable entre, d’un côté, le savant analyste éclairant avec la torche de la science la voie à suivre vers un futur corrigé des imperfections du présent et, de l’autre, les masses plongées dans l’ignorance des mobiles et des règles qui guident leurs actions. En anthropologie ce type de prophétisme académique peut prendre la forme d’une téléologie réformatrice : pour mieux purger la modernité de ses erreurs épistémologiques et de ses failles morales, on proposera le contre-modèle d’une philosophie autochtone reconstruit pour les besoins de la cause selon les canons d’un système de concepts pourtant étrangement analogue à ceux que l’Occident s’est longtemps fait une spécialité de produire. Par exemple, on mettra en exergue une ‘épistémologie des chasseurs-cueilleurs’ réputée mieux à même que le naturalisme moderne de rendre compte de l’engagement d’un corps dans un milieu car récusant la distinction entre sujet et objet. Tant l’approche utilitaire que l’approche critique me semblent ainsi manquer la cible de ce que les sciences sociales, l’anthropologie en particulier, peuvent apporter à l’indispensable transformation de notre présent mode de vie. Le regard éloigné L’un de ces apports est si évident qu’il ne devrait pas être nécessaire de le mentionner ; l’on tend pourtant parfois à le perdre de vue. C’est tout simplement l’impératif de connaissance lui-même : la description d’une langue australienne, l’édition commentée d’un manuscrit tibétain, l’ethnographie d’un culte d’initiation africain n’ont pas d’effets pratiques immédiats ; pourtant, en apportant des matériaux à l’étude des multiples façons d’être humain, elles constituent des pièces de première importance dans le projet de mieux comprendre ce que nous sommes. Oui, l’érudition, les savoirs spécialisés, la maitrise linguistique et technique dans des domaines rares, toutes ces compétences acquises après des années de labeur et d’abnégation continuent à former la colonne vertébrale de la recherche dans nos disciplines et elles doivent être préservées à tout prix. Un autre apport, plus spécifiquement anthropologique, tient au fait que les chercheurs de ma discipline ont accumulé au fil des décennies et aux quatre coins de la planète une expérience de formes de vie collectives fondées sur des prémisses assez différentes des nôtres. Bien que cette situation ait été le produit de raisons contingentes — en particulier de l’expansion coloniale des puissances européennes et du besoin ressenti, pour la mener à bien, d’acquérir des connaissances sur les peuples assujettis — elle a pourvu les anthropologues d’un point de vue décalé qui leur a permis de jeter sur les sociétés d’où ils proviennent un regard en partie emprunté aux sociétés qu’ils observent, les mettant ainsi en mesure de relativiser les façons de voir et les façons de faire résultant de plus de deux millénaires et demi de réflexivité occidentale. En restituant la ‘vision des vaincus’, pour reprendre la formule de Nathan Wachtel à propos des Indiens des Andes [2], les anthropologues ne se contentent pas de donner une assise plus large à la reconnaissance de la contribution au patrimoine de l’humanité des peuples soumis aux différentes formes du colonialisme externe et interne, ils s’engagent aussi dans une propédeutique du regard éloigné qui les conduit à porter sur le monde d’où ils proviennent un point de vue dégagé des illusions de l’immédiat. On peut appeler ce point de vue ‘critique’ si l’on veut, mais il me semble qu’il va au-delà puisqu’il implique un véritable pluralisme des modes d’être, c’est-à-dire non pas l’idée devenue heureusement banale qu’il existe plusieurs perspectives possibles sur le monde, que toutes les cultures jouissent d’une égale dignité et qu’elles doivent rentrer dans un grand dialogue cosmopolite, mais plutôt que les prémisses à partir desquelles nous, humains, formons nos jugements, concevons nos modes d’agrégation, stabilisons dans notre entourage des entités dotées de propriétés singulières, ces prémisses diffèrent largement selon les milieux où nous avons été socialisés et exigent en conséquence un énorme travail pour comprendre à quelles conditions elles pourraient être rendues compatibles ou servir à de nouvelles compositions sans que l’une d’entre elles soit indûment privilégiée. L’anthropologie pluraliste dont je me fais l’avocat ne considère pas la conscience que d’autres peuples se forgent de leurs modes de vie comme des idéologies dont il faudrait mettre à nu les principes, ou bien comme des cosmologies alternatives qu’il conviendrait d’embrasser car elles rendraient compte du réel avec plus de fidélité que la nôtre, plutôt comme les conséquences d’opérations prédicatives ouvertes à tous, mais qui tendent à se stabiliser de façon sélective dans une communauté de pratiques de sorte que, au sein de chacun des collectifs ainsi constitués par ces opérations, émergent des schèmes spécifiques d’action et de pensée qui infusent une cohérence observable à la vie en commun. On peut voir ces opérations comme une sorte de tamisage ontologique des qualités du monde qui exerce ses effets sur bien des aspects de l’expérience humaine : la distribution uploads/Philosophie/ apologie-des-sciences-sociales-la-vie-des-ide-es.pdf
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- Publié le Nov 09, 2021
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