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1 ... vers « le dieu »1 : le soufisme d'Ibn 'Arabi et la pensée de Heidegger Par Frank Darwiche2 Plusieurs réflexions motivent cet essai et constituent son mouvement : 1. Une reconsidération de la dimension mystique depuis la pensée de l'homme, du monde et « du dieu » chez Heidegger. 2. Rencontrer le dieu que cherchait Heidegger, un dieu non métaphysique, et le retrouver là où il nous semble parler encore dans le mysticisme oriental, notamment dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi. 3. Le recueillement non-subjectif qui marque la méditation heideggérienne et constitue le cœur même du mysticisme d'Ibn ‘Arabi. 4. Le sort particulier de Dieu dans le mysticisme oriental, qui n'a pas subi le destin de la scolastique ou de l'averroïsme et qui a permis l'élaboration d'une réflexion non aristotélicienne sur le monde, le divin et leur relation à l'homme. Heidegger n'a jamais écrit de livre sur le dieu comme tel ni sur le rapport de l'homme au divin, tout comme il ne s'est pas prononcé sur la réalisation d'une nouvelle théologie, malgré les observations de Phänomenologie und Theologie en 19273. Cependant, la philosophie de Heidegger, avant et après Sein und Zeit est traversée de part en part par la question « du dieu », en partant de la métaphysique, mais surtout en préparant le saut hors d’elle, pour entrer dans un nouveau destin historial geschichtlich où l'être ne sera plus refus. Le dieu émerge alors comme la voix du destin, le héraut d'un nouveau commencement et la nécessité d'un lien au sein du Quadriparti Geviert constitué par les dieux, les mortels, le ciel et la terre, tout en étant le garant d'un lieu sacré de rencontre entre l’homme et le divin depuis le plus intime. Ce sont ces spécificités « du dieu » que la philosophie de Heidegger cherche à penser tout en les laissant ouvertes devant l'urgence que pose le manque du dieu dans l'assertion tardive : « Nur ein Gott kann uns retten», « Seul un dieu peut nous sauver ». C'est cette urgence sentie à travers tous les commentaires sur Hölderlin dans les Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung et dans les conférences tardives4, qui nous pousse à voir ce qu'il en est du dieu, lorsqu'il est pensé dans un dépassement de la métaphysique ou en dehors d’elle. Cette urgence nous conduit aussi à considérer les tenants du dieu du soufisme, lequel se trouve entre deux destins, l'un métaphysique et l'autre qui s'en libère, comme préparatoire, à une grande échelle, pour une pensée divine à venir. Nous commençons par le monde et l'intimité de la méditation chez Heidegger, pour passer ensuite aux autres ouvertures pour le dieu et le recueillement de l'homme, telles qu'on les retrouve dans les développements de la tarika d'Ibn ‘Arabi. L'étude passera naturellement de la pensée du 1 Nous utilisons « le dieu », et non pas « Dieu », ni « dieu », pour marquer qu'il ne s'agit ni d'un nom propre, ni d'un Summum Ens, ni de la Causa sui, mais d'une pensée du divin – l'adjectif précédant comme être le substantif – qui donne son sens à ce dieu, en tant que dieu non-assujetti à la métaphysique. 2 Frank Darwiche est titulaire d’un doctorat ès-Philosophie de l’Université de Bourgogne et d’un Master en Littérature et pensée anglaises médiévales de l’Ohio State University. Auteur et traducteur de plusieurs livres et articles, dont Heidegger : le divin et le Quadriparti, Heidegger et Hegel : vers l'autre dieu et La distance dans l'art contemporain, il enseigne depuis 2011 à l’Université de Balamand. 3 Heidegger, M. « Phänomenologie und Theologie », Wegmarken, Gesamtausgabe (GA par la suite), Bd. 9, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann. 4 Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, GA, Bd. 4; Bremer und Freiburger Vorträge, GA, Bd. 79. 2 cœur, Gemüt, chez Heidegger à celle du soufisme qui la développera et la complétera. 1. Heidegger – mysticisme – monde En considérant le mysticisme, la pensée vulgaire imagine l'homme reclus dans sa cellule, se consacrant à une vie faite de questionnement intérieur et d'une compréhension de plus en plus parfaite de soi, loin du monde physique et de la vanité du corps et de ses besoins. Ce mysticisme sera la conjugaison de deux oppositions : intérieur-extérieur et corps-âme. L'âme s'attachera au monde intérieur, au soi le plus profond, alors que le corps constituera l'expression de l'extériorité la plus parfaite et donc du lien à la vie quotidienne, si bien que l'on pourrait entendre dire : « le mystique ne vit pas ! » Or, lorsque Heidegger parle du recueillement sur soi, il ne renvoie pas à une pareille dualité. Il renvoie plutôt à un fondement sur l'unité, qui n'est pas non plus une sorte de réconciliation du corps et de l'âme. Ce problème soulevé par Heidegger est celui-là même posé auparavant par saint Augustin et repris plus tard par Oskar Becker ou Dilthey, lesquels considéraient ce problème comme le précurseur de la pensée moderne. Heidegger dit : Augustin a institué (festgelegt), face au scepticisme antique, la réalité absolue de l'expérience intérieure (sous une forme qui fut le précurseur de l' « ego cogito » de Descartes). Mais le tournant vers la métaphysique se fait tout de suite après : les veritates aeternae sont les idées dans la conscience absolue de Dieu... L'âme humaine est changeante; elle a besoin d'un fondement immuable. C'est là l'expérience intérieure de l'existence de Dieu.5 Cette citation confirme donc que pour Heidegger le monde est changeant, non fiable, alors que l'intériorité est une réalité sûre. Or l’intériorité est sûre, parce qu'elle est justement donation d'un Dieu sûr, non soumis au changement et au mouvement illusoire – ce qui détermine le déchirement intérieur propre au fondement de la mystique traditionnelle. D’une part, l'âme est le « suppôt » sûr, la garantie de l'intériorité pure et libre du mouvement de l'extérieur et d'autre part, cette expérience intérieure sûre n'est, en même temps, pas sûre du tout. Ce dualisme semble incertain dès le début. Il se caractérise par cette impossibilité de trouver un fondement sûr à partir duquel la pensée puisse s’exercer. L'« expérience intérieure de l'existence de Dieu » s'avère donc équivoque quant à la solidité de l'assise des réflexions qu'elle occasionne et qui conduisent au doute face à l'extérieur supposé et au repli sur la « personne intérieure ». Commentant encore les Confessions, Heidegger rapporte la conclusion de Saint Augustin devant la richesse du contenu de la memoria : « Tout ça m'appartient à moi, et je ne le saisis pas moi-même. L'esprit est trop étroit pour se contenir lui-même. »6 L'esprit contient et ne se contient pas, il offre la plus grande richesse de l'homme, sa memoria et la réflexion intérieure. Il est l'intériorité, mais il n'est pas contenu en lui-même, il n'a pas le principe premier de sa finitude en lui – l'esprit n'est pas l'ultime ni l'absolu. L'intériorité se tourne vers le Dieu des idéaux et de la chrétienté dans un dualisme qui demeurera déchiré parce qu'incertain. Ce que nous nommons ici, en partant de l'intériorité, se fait avec hésitation et constitue un pas vers l'ipséité propre que retrouve le mystique libéré des traditions mystiques. Ce mystique a ainsi sa personnalité. Henri Birault, commentateur insigne de Heidegger, dit au sujet de cette ipséité 5 « Augustinus und der Neuplatonismus », Phänomenologie des religiösen Lebens, GA, Bd. 60, § 3, p. 164: « Augustin hat gegenüber dem antiken Skeptizismus die absolute Realität der inneren Erfahrung festgelegt (in einer Vorform des Descartes'schen >cogito, ergo sum<). Doch sofort folgt die Umwendung zur Metaphysik: die veritates aeternae sind die Ideen im absoluten Bewußtsein Gottes... Die menschliche Seele ist veränderlich; sie verlangt eine unveränderliche Grundlage. Dies ist die innere Erfahrung von der Existenz Gottes. » Toutes les traductions depuis l'allemand sont celles de l'auteur. 6 Ibid., § 9, p. 182 : « All das gehört zu mir selbst, und ich fasse es nicht selbst. Um sich selbst zu haben, ist der Geist zu eng. » 3 qu’elle vient : « de ce qui en l'homme est plus essentiel que l'humanité elle-même (die Menschheit), à savoir, la personnalité. »7 La personnalité est liée directement à l'individu et non pas au sujet. Elle nous mène vers l'ipséité propre qui est celle du Dasein. Vers celle-ci tend tout recueillement. Le Dasein se recueillant et pensant dans son ipséité, son identité et sa personnalité, est celui qui demeure dans le monde d'une manière authentique. Il n'est point question donc d'entrer dans un mode de rejet du monde, ni d'accepter sans plus l'existence du monde, mais de renverser les préjugés et les préceptes traditionnels du mysticisme, pour faire de celui-ci la pénétration profonde du monde plutôt que la fuite devant lui. Cela n'enlève rien à la solitude de l'individu ni à son être-là ek-sistant, mais en constitue une partie intégrale. L'endurance détermine l'attitude de la constance du Dasein mystique dans le monde. C'est à partir de cette endurance nécessaire et déterminante pour le mortel8 que Heidegger peut refuser l'extériorité décrite par la métaphysique traditionnelle comme insuffisante à designer uploads/Philosophie/ soufismeheidegger-hawliyat.pdf
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- Publié le Dec 16, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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