Argumentation et cohérence du discours écrit en Français Langue Etrangère. Gaët
Argumentation et cohérence du discours écrit en Français Langue Etrangère. Gaëtan Moreau Une fois maîtrisée la forme d’une langue étrangère (grammaire, syntaxe, etc.), les pro- blèmes de forme du discours deviennent prévalents. Quand les fautes de français dis- paraissent, elles laissent les carences de formulation du langage plus évidentes. Cela est encore plus accentué lorsqu’il s’agit de l’écrit puisque, contrairement à une interac- tion orale, l’écrit ne laisse que rarement au lecteur la possibilité d’obtenir des préci- sions ou de dissiper des malentendus. L’écrit est de plus une forme de langage qui, le plus souvent, autorise une réflexion préalable à l’expression beaucoup plus longue que le discours oral. Il s’ensuit une exigence beaucoup plus grande vis-à-vis de l’écrit : on tolère à l’oral ce qu’on n’accepte point à l’écrit (redite, hésitation, retour en arrière, etc.) La question se pose donc de savoir ce que sont les critères de correction du discours écrit en français et comment les enseigner à des apprenants de FLE. Pour cela, il faut bien comprendre comment ce que l’on nomme la cohérence d’un discours repose sur des codes culturels de communication qui doivent être l’objet d’un apprentissage pour tout locuteur apprenant une langue étrangère. Nous verrons néanmoins qu’en ce qui concerne les textes argumentatifs, la cohérence de l’écrit en français repose sur les rè- gles très simples de la syllogistique, et que les apprenants japonais de FLE, ayant l’habitude de structurer leurs écrits selon d’autres modèles, gagneraient à étudier et appliquer ces principes simples leur permettant de produire des écrits en français qu’un lecteur natif pourrait qualifier de clair et de cohérent. Qu’est-ce que la cohérence d’un discours ? En langage courant, le terme « logique » et le terme « cohérent » sont très souvent syn- onymes. Comme dans notre propos ils ne le sont pas, nous nous attarderons d’abord sur leur sens. Après la définition de son acception en science physique, le Trésor de la Langue Fran- çaise nous donne la définition suivante pour le mot cohérence : « Courant, au figuré. [En parlant des parties d’un tout ou de ce tout lui-même, par ex- emple une pensée, un discours, une théorie, un ouvrage, etc.] Harmonie, rapport 1 logique, absence de contradiction dans l’enchaînement des parties de ce tout. » Il faut noter que l’harmonie et le rapport logique ne sont pas la même chose, et pour la clarté de notre propos, nous préférons donc bien différencier ces deux sens : nous par- lerons dans le premier cas – celui où il existe une harmonie entre éléments d’un texte – de « cohérence » du discours, admettant que la forme de cette cohérence puisse varier entre les cultures, les individus, et le genre du texte (poétique, littéraire, légal, etc.). Nous préférons utiliser l’expression de « logique » du discours, lorsqu’il existe un rapport logique stricto-sensu entre éléments du texte, c’est-à-dire que ce rapport re- pose sur une démarche mathématisable et universalisable. Logique et cohérent ne sont donc pas pour nous synonymes, même si l’usage familier les considère comme tels. La relation n’est pas bijective : si tout ce qui est logique est cohérent, l’inverse n’est pas forcément vrai car la cohérence est en fait bien plus large que la logique. Une articulation cohérente entre éléments peut être beaucoup plus lâche qu’une articulation logique car la cohérence d’un tout repose sur n’importe quelle sorte de rapport entre ses éléments (qualitatif ou quantitatif). Par exemple, si l’on choisit un pantalon de même couleur que sa chemise, on peut dire que le choix est co- hérent, mais pour pouvoir dire que ce choix est logique, il faudrait qu’il existât une rè- gle générale qui dicte que chemise et pantalon doivent être de même couleur. Sans l’existence d’une telle proposition générale préalable, on ne pourra, à notre avis, quali- fier ce choix de logique, bien que l’on peut parfaitement le dire cohérent. Autre exem- ple, si choisir un alcool de pommes avec une tarte aux pommes fait montre d’une cer- taine cohérence (le fruit), on ne peut néanmoins certes pas dire qu’il est logique de boire du cidre ou du calvados avec une tarte aux pommes, puisqu’il n’existe aucune rè- gle générale qui dicterait un tel choix. Cohérent et logique ne sont donc pas syno- nymes. Notre choix d’insister sur cette différence repose sur le fait que la logique stricto-sensu ne structure pas forcément tous les textes français, ni même plus largement, occiden- taux. La poésie en est le meilleur exemple: la logique n’y a que peu d’influence mais les rapports entre éléments (phonétiques, symboliques, etc.), c’est-à-dire la cohérence du texte, sont particulièrement nombreux. Lorsque nous nous intéressons ici à la cohérence d’un texte, nous nous intéressons en fait à certains textes seulement : ceux qui font usage de la logique en français, c’est-à- dire ceux reposant sur l’argumentation. Notre propos ne vise donc aucunement les sortes de textes (poésie, romans, etc.) qui ne reposent pas sur l’argumentation. 2 Prendre conscience de cette différence entre cohérence et logique est en fait le prob- lème central qui nous occupe: ceci permet aux étudiants japonais de FLE de laisser la cohérence dont ils usent dans leur production de textes argumentatifs japonais, et d’embrasser la cohérence en usage dans la production d’écrits argumentatifs en fran- çais, à savoir, la logique (stricto-sensu). Qu’est-ce que l’argumentation ? L’argumentation ne se différencie pas des raisonnements formels dans ses objectifs mais seulement dans ses modalités. Il s’agit, dans les deux cas, de faire progresser la pensée en partant du connu pour faire admettre l’inconnu. La logique appelle cette opération une inférence. (Robrieux, 2010) Nous reprendrons cette définition qui voit en l’argumentation un outil permettant de faire passer la pensée d’autrui du connu à l’inconnu. Nous arguons que c’est cette pro- gression du connu vers l’inconnu qui diffère entre le français et le japonais, non pas tant du fait des langues elles-mêmes, bien que ces facteurs existent, mais bien plus du fait de la culture dont elles sont issues. L’argumentation en japonais use selon nous d’une technique visant à suggérer à l’allocutaire la pensée du locuteur. Il s’agit avant tout de faire comprendre son opinion, d’une invitation à la compréhension de soi par l’autre. Les nécessités axiomatiques du propos sont optionnelles et le plus souvent c’est à l’allocutaire de les penser grâce à ses facultés d’intelligence et il serait plutôt malpoli de prétendre qu’il en soit dépourvu. L’allocutaire se doit de comprendre en utilisant toutes ses facultés mentales, et il est n’est donc pas nécessaire d’expliciter pour lui toutes les étapes aisément reproduct- ibles du raisonnement. Cette démarche fait donc reposer sur l’allocutaire une grande partie du raisonnement et il participe activement à la construction du sens du propos car c’est à lui de reconstruire le fil conducteur de la pensée du locuteur. L’argumentation en japonais a pour but premier de faire comprendre à autrui sa pen- sée en en faisant revivre la genèse et le développement. On peut contraster cette démarche avec l’argumentation dans le discours français qui n’a pas elle pour objectif de faire comprendre une opinion, mais plutôt celui de démon- trer la justesse de celle-ci. Peu importe le processus qui a amené les Français à penser ce qu’ils pensent, ou même s’ils le pensent vraiment. D’ailleurs il est très rare, dans la culture française, de considérer l’opinion d’autrui comme vraiment originale : il y a toujours déjà eu quelqu’un d’autre pour avoir déjà pensé ce que l’on pense. L’important 3 est que pour pouvoir se prévaloir d’une opinion, il faut être capable de montrer la just- esse de celle-ci. Et pour ce faire, il importe donc que le locuteur, et plus encore le scripteur, puisse montrer que cette pensée s’accorde avec la réalité. En un mot, si quelle que soit la langue, l’argumentation a pour finalité de faire passer du connu à l’inconnu, les moyens de l’argumentation en japonais et en français dif- fèrent : les Japonais supposent comme acquis que chaque être sensé est capable d’user de son intelligence pour les comprendre, ils cherchent donc à communiquer le proces- sus de formation de leur opinion afin qu’autrui puisse le reproduire et les comprendre. Les Français présupposent que l’auditoire est suffisamment intelligent pour compren- dre leur opinion, mais qu’il importe avant tout d’en montrer la justesse. L’argumentation en français a donc pour but premier de montrer pour quelles raisons on pense ce que l’on pense, et non comment on est venu à penser ce que l’on pense. Cette différence dans les modalités de l’argumentation entraîne une différence dans le discours qui a déjà été notée par plusieurs auteurs (cf. Kobayashi, 1984 et Hinds, 1987 pour une comparaison similaire avec l’anglais). L’argumentation japonaise apparait en fait très pragmatique, en ce sens qu’elle se base sur l’induction, du particulier au gé- néral, et non sur la déduction, du général au particulier comme cela est préféré en français. Il s’ensuit par exemple, qu’une expérience personnelle est une proposition parfaitement valable pour fonder le raisonnement, comme l’observation d’une expéri- ence permet dans le discours scientifique de uploads/Philosophie/ argumentation-et-coherence.pdf
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- Publié le Jul 02, 2022
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