L’homme peut-il vivre sans spiritualité?∗ 1. La science peut-elle être une reli
L’homme peut-il vivre sans spiritualité?∗ 1. La science peut-elle être une religion? Notre instinct, notre culture et même notre bon sens nous diront qu'une réponse positive à cette question est simplement absurde. Cette question serait donc une fausse question. Et pourtant, qui pourrait nier que la science moderne a ébranlé et balayé les mythes et les croyances qui ont orienté la vie des hommes depuis des siècles ? Et qui pourrait nier que la science, par sa conséquence la plus visible - la technologie - est en train de bouleverser notre vie et de nous laisser désarmés devant le dilemme d'un bien-être extérieur, accompagné d'un appauvrissement (jusqu'à l'annihilation) de notre vie intérieure ? Nous sommes aujourd’hui les témoins de l’apparition d’un néo-athéisme, qui n’a rien à voir avec l’ancien athéisme, positiviste ou matérialiste-dialectique. Ce néo-athéisme provient de la communauté des sciences exactes. En fait, il propose la science comme nouvelle religion. La science fondamentale plonge ses racines dans la terre nourricière des interrogations communes à tout domaine de la connaissance humaine : quel est le sens de la vie ? Quel est le rôle de l'homme dans le processus cosmique ? Quelle est la place de la nature dans la connaissance ? La science fondamentale a donc les mêmes racines que la religion ou l'art ou la mythologie. Mais, graduellement, ses questions ont été considérées de plus en plus comme étant non-scientifiques et elles ont été rejetées dans l'enfer de l'irrationnel, domaine réservé du poète, du mystique ou du philosophe. La cause essentielle de ce changement de paradigme est, à mon sens, le triomphe indiscutable, sur le plan de la matérialité directe, de la pensée analytique, réductionniste et mécaniste. Il suffisait de postuler des lois venues on ne sait d'où. En vertu de ces lois, de ces équations de mouvement, tout pouvait être précisément prédit, une fois les conditions initiales fixées. Tout était donc déterminé, même prédéterminé. L’hypothèse Dieu n'était plus nécessaire. La distance devenait infranchissable entre “ Monsieur Dieu ”, toléré tout au plus comme un point de départ, et les affaires de ce monde. Dans cet univers de fausse liberté (car tout était, quand même, prédéterminé) il était étonnant Centre Universitaire Méditerranée, Mission Nice - Union Méditerranée, Ville de Nice, dans le cadre de la série de conférences organisée par GLNF – Province Alpes – Corse - Méditerranée, Nice, 8 juin 2009. 1 que quelque chose de nouveau pouvait réellement se passer. Témoin d'un ordre absolu, statique et immuable, le scientifique ne pouvait plus être, comme autrefois, un philosophe de la nature - il était obligé de devenir un technicien du quantitatif. L'avènement de la physique quantique, à l'aube du 20e siècle, a montré toute la fragilité d'un tel paradigme. La physique quantique a démontré le manque de fondement de la croyance aveugle dans la continuité, dans la causalité locale, dans le déterminisme mécaniste. La discontinuité faisait son entrée par la porte royale - celle de l'expérience scientifique. La causalité locale faisait place à un concept plus fin de causalité globale, au grand effroi des réductionnistes vivant le cauchemar d'une résurgence du vieux concept de finalité. L’objet était remplacé par la relation, par l'interaction, par l'interconnexion des phénomènes naturels. Enfin, le concept classique de matière était remplacé par le concept infiniment plus subtil de substance - énergie - espace-temps - information. La toute-puissance de la substance, pierre de touche des réductionnistes de tous les temps, était anéantie. La substance est, tout simplement, une des facettes possibles de la matière. Avec Planck et Einstein commença une révolution conceptuelle sans précédent qui logiquement devait conduire à un nouveau système des valeurs régissant notre vie de tous les jours, notre vie dans la cité1. Pourtant, un siècle après l'apparition de l'image quantique du monde, rien n'a vraiment changé. Nous continuons d'agir, consciemment ou pas, selon les vieux concepts des siècles précédents. D'où vient cette schizophrénie néfaste entre un univers quantique et un homme qui subit l'emprise d'une image dépassée du monde ? D'où vient ce mépris pour les questions fondamentales, laissées au vestiaire d'un luxe dérisoire ? Pourquoi assistons-nous impuissants au spectacle inquiétant d'une fragmentation de plus en plus accélérée, d'une autodestruction qui n'ose pas prononcer son nom ? Pourquoi la sagesse des systèmes naturels est-elle ignorée et occultée ? Sommes-nous devenus des clowns de l'impossible, manipulés par une force irrationnelle que nous avons nous-mêmes déclenchée ? La science désire ainsi imiter la religion et la religion désire imiter la science. La confrontation entre l’impérialisme scientiste et l’impérialisme mystique ne fait qu'accélérer la fragmentation de notre vie. Le rapprochement actuel entre science et religion est-elle un signe de faiblesse ou de force ? Il ne s'agit pas, bien sûr, de nier la valeur intrinsèque indiscutable de la technoscience, qui pourrait avoir sa place dans le développement harmonieux de l'homme. Ce qui est en cause ici est sa prolifération anarchique, trouvant son apogée dans le fait que les moyens de destruction existants sur notre planète suffisent pour l'anéantir plusieurs fois, 1 Nicolescu, 2002. 2 entièrement. Ce qui est en cause aussi c'est la confusion si courante entre la technologie et la science fondamentale. Les signes de la nouvelle barbarie, comme l'écrit Michel Henry2, sont perceptibles partout dans le monde. La source de la nouvelle barbarie nous semble résider dans le mélange explosif entre la pensée binaire, celle du tiers exclu, pur produit du mental, en opposition avec les données de la science fondamentale contemporaine et une technologie sans aucune perspective humaniste. La nature a-t-elle quelque chose à nous dire sur nous-mêmes ? Est-il vrai qu'en connaissant l'univers, je peux me connaître moi-même ? Ou bien ces deux plans de la connaissance, correspondants à notre double nature, sont-ils irrémédiablement séparés, la transition étant complètement discontinue ? Mais alors d'où vient cette certitude, jour après jour renforcée par l'avancement dans l'étude des lois physiques, d'un isomorphisme entre les différents plans de la connaissance ? D'ailleurs qu'est-ce que cela veut bien dire se connaître soi-même, impératif obsédant mais absurde du point de vue de la logique ordinaire ? Car comment un système d'une certaine complexité peut-il décoder entièrement un système d'égale complexité ? Et, enfin, toutes ces questions ont-elles vraiment un sens pour la science, telle qu'elle est définie de nos jours ? Ne devons-nous pas nous contenter de considérer la science comme un ensemble de recettes, opératoires sur le plan de la matérialité directe, mais sans aucune signification sur le plan de l’Être ? Accepter le comment ? mais oublier le pourquoi ?. Rejeter l’Être hors du domaine de la science. Retomber ainsi dans un monde vide, séparé, d'où tout signe est absent. Une avalanche de questions se présente ainsi à nous. Qu'est-ce que l'objectivité en présence de l'intersubjectivité ? Qu'est-ce que l'objectivité dans une logique du tiers inclus ? Le monde extérieur reste-t-il le seul repère possible de l'objectivité ? Mais, comment ne pas se perdre dans le dédale de la vie intérieure, comment ne pas retomber dans le psychologique? Quel est le signe d'un événement objectif ? La vie intérieure peut-elle être une mesure de l'interaction entre les différents mondes, entre les différents systèmes de systèmes ? Comment ne pas tomber dans la négation absolue ? Comment distinguer objectivité et certitude, dont le fondement psychologique n'est plus à démontrer ? L'objectivité est-elle liée à la transformation agissant simultanément dans le monde intérieur et le monde extérieur ? Comment éviter à la fois le romantisme mystique et la vanité du scientisme? 2 Henry, 1987. 3 En tout cas, une nouvelle objectivité semble émerger de la science contemporaine, une objectivité qui n'est plus liée à l'objet seul, mais à l'interaction sujet-objet. Il faudrait inventer de nouveaux concepts. On pourrait ainsi parler de l'objectivité subjective de la science et de la subjectivité objective de la Tradition. La chance de l'homme contemporain est de pouvoir essayer de faire vivre en lui-même à la fois les deux pôles d'une contradiction fertile. 2. La nature aujourd’hui La modernité est particulièrement mortifère. Elle a inventé toutes sortes de "mort" et de "fin" : la mort de Dieu, la mort de l'homme, la fin des idéologies, la fin de l'Histoire. Mais il y a une mort dont on parle beaucoup moins, par honte ou par ignorance : la mort de la Nature. A mon sens, cette mort de la Nature est la source de tous les autres concepts mortifères que nous venons d'évoquer. En tout cas, le mot même de "Nature" a fini par disparaître du vocabulaire scientifique. Depuis la nuit des temps l'homme n'a cessé de modifier sa vision de la Nature. Les historiens des sciences s'accordent à dire que, malgré les apparences, il n'y a pas une seule et même Nature à travers les temps. Que peutil y avoir en commun entre la Nature de l'homme dit "primitif", la Nature des grecs, la Nature de l'époque de Galilée, du Marquis de Sade, de Laplace ou de Novalis ? Rien, en dehors de l'homme luimême. La vision de la Nature à une époque donnée dépend de l'imaginaire prédominant uploads/Philosophie/ basarab-nicolescu-l-x27-homme-peut-il-vivre-sans-spiritualite.pdf
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- Publié le Aoû 28, 2022
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