Note de lecture © SCÉRÉN ‐ CNDP Créé en avril 2013 ‐ Tous droits réservés. Limi

Note de lecture © SCÉRÉN ‐ CNDP Créé en avril 2013 ‐ Tous droits réservés. Limitation à l'usage non commercial, privé ou scolaire. Le concept de réalité Hans Blumenberg Cette publication, qui s’ajoute à d’autres traductions récentes des ouvrages de Hans Blumenberg (Description de l’homme, L’Imitation de la nature et La Lisibilité du monde 1), permet au lecteur français d’appréhender plus avant la pensée de cet auteur prolixe, original et trop longtemps méconnu. Elle est accompagnée d’une introduction éclairante de Jean‐Claude Monod qui présente les contours de la méthode mise en œuvre et précise le contexte et les cibles implicites des deux textes. Ces deux articles (contemporains de la publication de La Légitimité des Temps modernes 2) portent sur le concept de réalité en relation d’une part avec le roman et d’autre part avec les discours sur l’État. Au‐delà de ce concept, ils sont rassemblés par une démarche philosophique commune, que l’auteur qualifie lui‐même de « phénoménologie historique 3 », laquelle, en opposition à tout substantialisme historique, s’attache à retracer l’histoire de certains phénomènes soustraits à l’enquête factuelle autant qu’à la déduction philosophique, en rendant compte des continuités et discontinuités souterraines, des déplacements et réinvestissements de problèmes, des résurgences et des anachronismes. La perspective qu’offre le concept de réalité (qu’on retrouvera dans d’autres textes, comme La Raison du mythe 4, ou Vorbemerkungen zum Wirklichkeitsbegriff 5) est une voie d’accès privilégiée pour cette phénoménologie qui, dans l’héritage husserlien, se veut interrogation des évidences, science des trivialités et, dans la critique de cet héritage, a pour ambition de rendre compte de leur historicité fondamentale. En effet, le concept de réalité, affirme Blumenberg, est « l’implication secrète d’une époque » (53) : « Fondamentalement il y va là de ce qui apparaît à une époque comme le plus évident et le plus trivial et qu’il ne vaut pas la peine d’énoncer, de ce qui précisément n’atteint pratiquement jamais le niveau de la formulation réfléchie. » (39) Mais cette expression même de concept de réalité, qui donne son nom à l’ouvrage, doit être questionnée. Précisons d’abord que Blumenberg ne développe pas d’interrogation proprement ontologique, mais bien une généalogie des implications et présupposés ontologiques. Il ne s’agira donc pas, dans ces deux textes, d’établir quelque chose comme un concept de réalité, quand bien même celui‐ci pourrait servir de substrat à une enquête historique. Ensuite et par conséquent, ce n’est pas « un » mais « des » concepts de réalités qui sont en jeu, présentés dans une typologie qui ne se veut pas la description chronologiquement ordonnée de différents modèles exclusifs. Enfin, le sens de ces analyses risquerait d’être manqué si on en attendait une clarification de concepts au sens strict. Le projet est parent de celui de la « métaphorologie », qui s’attache aux métaphores absolues qui « ne peuvent pas être résorbées dans de la conceptualité 6 », parce qu’elles donnent forme et expression à des objets irreprésentables, dépassant toute expérience possible. Ce qu’affirme Blumenberg dans les Paradigmes pour une métaphorologie vaut donc ici éminemment : « Ce qu’est le monde en réalité – cette question, dont on peut le moins décider, est pourtant en même temps la question qui n’est jamais indécidable et qui par conséquent est toujours décidée 7. » Citant Friedrich Nietzsche, Blumenberg écrit que le concept de réalité « se soustrait à la définition, car “n’est définissable que ce qui n’a pas d’histoire” 8 » (83). Or, c’est cette historicité qui fait que le concept de réalité 1 H. Blumenberg, Description de l’homme, trad. D. Trierweiler, Paris, Les Éditions du Cerf, 2011 ; L’Imitation de la nature et autres essais d’esthétique, trad. I. Kalinowski et M. de Launay, Paris, Hermann, 2010 ; La Lisibilité du monde, trad. P. Rusch et D. Trierweiler, Paris, Les Éditions du Cerf, 2007. 2 H. Blumenberg, La Légitimité des Temps modernes, Paris, Gallimard, 1999. 3 Voir L’Imitation de la nature, p. 35. 4 H. Blumenberg, La Raison du mythe, trad. S. Dirschauer, traduction de Wirklichkeitsbegriff und Wirkungspotential des Mythos, Paris, Gallimard, 2005. 5 H. Blumenberg et alli. (ed.), Zum Wirklichkeitsbegriff, Mainz, Verlag der Akademie der Wissenschaften und der Literatur, 1974. 6 H. Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, trad. D. Gammelin, Paris, Vrin, 2006, p. 10 sq. 7 Ibid., p. 26. 8 F. Nietzsche, Généalogie de la morale, II 13. Note de lecture © SCÉRÉN ‐ CNDP Créé en avril 2013 ‐ Tous droits réservés. Limitation à l'usage non commercial, privé ou scolaire. Le concept de réalité Hans Blumenberg peut tout simplement être thématisé ; en effet, c’est parce que ce qui vaut comme réel est soumis au changement que l’analyse rétrospective est à même d’en saisir des contours, qui ne pourraient sinon que rester implicites, inaperçus, souterrains. Le concept de réalité d’une époque « ne parvient au stade de l’explicitation que lorsque cette conscience de la réalité est déjà brisée » (53). On comprend alors pourquoi Blumenberg s’attache aux controverses et aux effets de contraste qu’elles produisent, dans quelle mesure sa démarche doit être comparative et ne peut se développer que dans le commentaire de textes précis. Typologie et historicisation sont deux tenants d’une analyse qui ne cherche en aucun cas à être explication causale, mais toujours explicitation de conditions de possibilité. Si Blumenberg fait usage des concepts différenciés de réalité pour rendre raison respectivement de la place et du statut du roman et des conceptions de l’État dans la modernité, c’est bien dans l’investigation de ces champs qu’il dégage phénoménologiquement les implications ontologiques qui les supportent. Il semblerait donc qu’il y ait une approche méthodologique du concept de réalité qui sous‐tend cette démarche, qu’on peut lire notamment dans son ouvrage Höhlenausgänge, lequel évoque une « tautologie qui semble fâcheuse d’un point de vue logique » : « Est réel ce qui n’est pas irréel. Cette proposition ne fournit aucune définition théorique, mais bien une règle méthodique 9 », et autorise une « idée régulatrice échappant à toute hypostase » qui permet et organise l’interrogation historique. Cette position amène à saisir en premier lieu que les concepts de réalité correspondent à ce qui vaut comme réel : « Le défi chaque fois plus contraignant, ce qu’on peut le moins ignorer ni oublier, ce avec quoi nous comptons et qui nous expose à des exigences, ce pourquoi l’on se bat et contre quoi on se révolte, ce qui est capable de mobiliser des émotions et des sacrifices ; tout cela, et au minimum cela, a qualité de réalité. De quelle manière la réalité est comprise appartient aux “implications du concept d’une forme de vie” 10, à partir desquelles le complexe d’actions d’un individu ou d’une société […] peut être conçu comme unité d’un comportement qui se donne des règles ou qu’il est possible de ramener malgré tout, par principe, à des règles. Vers le concept de réalité converge une attitude théorique et pratique. » (83) D’autre part, et c’est là la conséquence méthodologique de cette proposition, c’est lorsque cette valeur de réalité est contestée, disputée, que se constituent et se dévoilent les concepts de réalité qui sont toujours « contrastifs » (83). Cette insistance sur la dimension agonistique ressort dans les deux textes qui s’attachent à des domaines – l’esthétique et la politique – où le réalisme apparaît comme enjeu, comme problème, comme injonction. Mais assigner à ces textes des domaines respectifs pourrait faire manquer l’originalité de la démarche de Blumenberg, démarche interdisciplinaire qui propose des parcours transversaux en reliant entre elles les implications des œuvres et conceptions artistiques, politiques, philosophiques et scientifiques 11. Dans l’article « Concept de réalité et possibilité du roman », Blumenberg propose de comprendre la tradition de notre théorie poétique « sous la rubrique commune d’une confrontation avec l’antique proposition selon laquelle les poètes seraient des menteurs » (37). Il développe une typologie des concepts de réalité, afin de rendre compte de cette tradition, mais surtout de la place et des enjeux posés par la forme romanesque dans sa prétention à « réaliser un monde » (53). Le premier concept est celui de « l’évidence momentanée » (39), le deuxième de la « réalité garantie » (41), le troisième de la « réalisation d’un contexte en soi cohérente » (42), auxquels il ajoute un quatrième : celui de la réalité comme « résistance » (44). C’est le troisième qui forme le cœur de son analyse, puisqu’il est selon lui le concept proprement moderne de réalité, qui permet de rendre compte de la possibilité du roman historiquement déterminée et engagée : « L’attachement au monde comme structure formelle totale : voilà ce qui fait le roman » (66). Mettant au jour le rapport entre la théorie de l’art comme imitation et le concept de réalité comme évidence momentanée, il montre dans quelle mesure c’est 9 H. Blumenberg, Höhlenausgänge, Frankfurt am Main, Suhrkamp, (1989) 1996, p. 806. 10 P. Winch, L’Idée d’une science sociale et sa relation à la philosophie, trad. M. Le Du, Paris, Gallimard, 2009. 11 Voir aussi Die Genesis der kopernikanischen Welt, L’Imitation de la nature, La Légitimité des uploads/Philosophie/ blumenberg-le-concept-schumm 1 .pdf

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