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1 Cantor et les nombres transfinis par Jean-Pierre Belna chargé de cours à l’université Paris VIII Saint-Denis et à l’École Supérieure d’Électricité, chercheur associé à l’équipe SPHERE-REHSEIS du CNRS (Université Paris VII- Denis Diderot) Figure 1 : Georg Cantor (1845-1918), vers 1894. En 1895 et 1897, le mathématicien allemand Georg Cantor, né en 1845 à Saint-Petersbourg et mort à Halle en 1918, publie dans les Mathematische Annalen les deux parties d’un article intitulé Contributions au fondement de la théorie des ensembles transfinis (Beiträge zur Begründung der transfiniten Mengenlehre 1). La fin du titre est trompeuse car il y expose surtout l’essentiel des résultats qu’il a obtenus sur les nombres transfinis, c’est-à-dire les nombres (cardinaux et ordinaux) que sa théorie permet d’associer aux ensembles infinis. C’est le dernier travail mathématique publié par Cantor, qui est, avec Richard Dedekind (1831-1916) et, dans une perspective autre, Gottlob Frege (1848- 1925), le découvreur de la théorie des ensembles. Il y travaille depuis 1874, 1. Cantor aurait envisagé en 1899 la publication d’une troisième partie, consacrée au théorème du bon ordre et aux paradoxes de la théorie des ensembles (cf. section VII), mais le projet n’a pas abouti. 2 avec la particularité de s’intéresser spécialement à la notion de nombre transfini, introduite en 1883 et dont il tente de développer tous les aspects. Si l’article est en deux parties, alors que la seconde est pour l’essentiel prête dès 1895, c’est notamment que Cantor espère un temps pouvoir résoudre un problème interne à sa théorie sur lequel il bute depuis longtemps, et dont on reparlera. Faute d’y parvenir, il se décide à publier cette seconde partie. L’article originel compte environ soixante-dix pages. Nous n’en avons retenu que les six premiers paragraphes (§1 à 6), les plus simples, qui constituent les débuts de la théorie cantorienne. L’article de Cantor est très bien reçu par la communauté mathématique de l’époque, ce qui n’a pas toujours été le cas ; il est très vite traduit, en français notamment. La traduction française, supervisée par Jules Tannery (1848-1910), est due à Francisque Marotte (1873-1945), qui n’est pas un mathématicien de grand renom. Elle paraît en 1899 dans les Mémoires de la Société des Sciences physiques et naturelles de Bordeaux, avant d’être reprise sous forme de brochure la même année. Usant d’un vocabulaire mathématique daté, elle est surtout souvent très approximative. Nous avons donc choisi de proposer notre propre traduction du début de l’article. Figure 2 : La couverture des Mathematische Annalen (1895) contenant l’article de Cantor. Cette revue (qui existe toujours) avait été fondée en 1868 par les mathématiciens allemands Alfred Clebsch (1833-1872) et Carl Gottfried Neumann (1832- 1925). On relève aussi, parmi les précédents éditeurs, le nom de Félix Klein (1849-1925) (qui en avait été éditeur à partir de 1876). 3 I - LA THÉORIE ÉLÉMENTAIRE DES ENSEMBLES La théorie des ensembles repose sur le concept d’ensemble, dont Cantor dit ceci : Par « ensemble », nous entendons tout rassemblement M en une totalité d’objets m de notre intuition ou de notre pensée, déterminés et bien différenciés (qui seront appelés les « éléments » de M). Quel est le statut de cet énoncé ? L’ensemble étant le concept premier de la théorie des ensembles, il ne peut être défini à l’intérieur de celle-ci. Dans son article, Cantor ne fait pas de distinction explicite entre ce qui constitue une vraie définition, comme celle relative à la relation « plus petit que » entre deux nombres cardinaux, et les énoncés faisant intervenir des termes extérieurs à la théorie, dont la signification n’a pas été fixée auparavant. Certains mathématiciens préfèrent alors parler d’« explication », destinée à faire comprendre un mot nouveau par d’autres mots de la langue courante et dont le sens est supposé connu, comme c’est le cas ici. Mais Cantor utilise justement des termes dont la signification peut faire débat, en particulier « intuition » et « pensée ». Sans développer ce point, on voit que pour lui, les ensembles nous sont donnés au travers d’un processus psychique ou mental. Par ailleurs, « rassemblement » peut sembler n’être qu’un synonyme d’« ensemble », d’où l’apparence de circularité de l’énoncé cantorien, dont il ressort : 1) qu’un ensemble est toujours une totalité, ce qui est fondamental lorsqu’il est infini ; 2) qu’un ensemble est constitué d’éléments, ce qui situe Cantor parmi ceux qui privilégient l’aspect extensionnel de la notion d’ensemble plutôt que son aspect intentionnel. Les premiers donnent la liste des éléments de l’ensemble, par exemple {2, 4, 6, 8, 10}, les seconds une propriété qui leur est commune, ici « entier naturel pair compris entre 2 et 10 » ; 3) qu’il est impossible pour Cantor de définir l’ensemble vide. Il définit ensuite la réunion d’ensembles, toujours disjoints, et la partie ou sous-ensemble d’un ensemble donné, aujourd’hui partie ou sous-ensemble propre. S’il ne définit pas les relations d’appartenance et d’inclusion, il note que la relation « partie de » est transitive. 4 Le nombre cardinal d’un ensemble est le nombre de ses éléments, compte non tenu de l’ordre dans lequel ils sont donnés (dans le cas contraire, on parle de nombre ordinal). Cantor utilise aussi le mot « puissance », introduit en 1878. Il ne désigne pas alors un nombre à proprement parler mais sert à distinguer deux types d’ensembles infinis : après avoir montré en 1874 qu’il n’existe pas de bijection entre N et R, Cantor appelle dénombrables ou ayant la puissance du dénombrable les ensembles en bijection avec N, et continus ou ayant la puissance du continu ceux qui sont en bijection avec R 2. Figure 3 : La lettre ℵ (aleph), première lettre de l’alphabet hébraïque. Elle a été choisie par Cantor pour symboliser les cardinaux d’ensembles infinis (cf. ci-après). ℵ0, ici représenté, est le cardinal de l’ensemble des entiers naturels. Ce qui suit, comme l’article de Cantor, trouve bien évidemment son principal intérêt dans le cas des cardinaux d’ensembles infinis. Cardinaux, ordinaux et exemples d’ensembles On peut trouver d’autres exemples que les simples nombres (entiers, rationnels, réels,…) pour illustrer les notions de cardinaux transfinis. Définissons sur N × N (les couples d’entiers naturels positifs) la relation d’ordre suivante : L’élément (1,0) est le plus petit à venir après une infinité d’éléments : on convient d’indexer sa position par ω ; le couple (1,1) vient juste après et est indexé par (ω +1) ; le couple (2,0) est indexé par ω × 2 = ω + ω, etc. L’ensemble peut donc être indexé (énuméré) comme suit : 1, 2, 3, …n,… ω, ω +1, ω + 2,…, ω + n,…, ω × 2, ω × 2 + 1, …., ω × 3,… ω est appelé un ordinal – ceci correspond à la notion d’adjectif ordinal : (0,0) occupe la première place (première est un adjectif ordinal), (n,0) 2. Cette démonstration, qui est à l’origine de la théorie cantorienne des cardinaux transfinis, n’est pas reprise dans l’article de 1895-1897. Il n’est fait qu’allusion à la distinction entre dénombrable et continu dans la démonstration de la formule (11) du § 4 (cf. section IV). C’est que Cantor n’a pas de solution au problème crucial du continu dont nous parlons dans la section VII ci-après. 5 la (n+1)ème place (ordinal aussi), et (1,0) occupe la place ω (ordinal par extension). L’adjectif numérique cardinal, quant à lui, ne prend pas d’ordre en considération : un ensemble à un élément (cardinal 1), … à n éléments (cardinal n), un ensemble infini à א0 éléments, etc. Le cardinal de l’ensemble ci-dessus (N × N) est א0 (il est équipotent à N). Pour définir le nombre cardinal d’un ensemble, Cantor demande de procéder à un double acte d’abstraction, ce qui explique le symbole qu’il utilise, aujourd’hui remplacé par « card » : d’abord de l’ordre dans lequel sont donnés les éléments (pour lui, les éléments d’un ensemble sont naturellement donnés dans un certain ordre), ensuite de ce qui caractérise leur nature. Et d’expliquer que cela résulte d’un processus mental, psychologique ou intellectuel, lié à « notre faculté active de pensée ». Le vocabulaire est contestable et l’idée peu aisée à mettre en œuvre. Il faut comprendre qu’une fois effacé leur ordre et éliminée leur nature, les éléments de l’ensemble ne sont plus que ce que Cantor appelle des « uns », dont il ne reste que le nombre. Soit, par exemple, quatre vaches, données dans l’ordre croissant de leur poids, quatre pays, donnés par ordre alphabétique et quatre personnes, données par ordre de taille croissante. Faisons abstraction, dans chaque cas, de l’ordre donné puis de leur nature respective de vaches, de pays et d’individus : chaque ensemble n’est plus composé que de quatre « uns ». Mais que sont, d’un point de vue mathématique, ces « purs uns » censés exister « dans notre esprit comme image intellectuelle ou projection de l’ensemble donné » ? Rendus indiscernables, puisque plus rien ne permet de les distinguer, ils doivent pourtant être différents pour pouvoir être « comptés » : Cantor utilise les expressions « différents uns uploads/Philosophie/ belna-cantor-et-les-nombres-transfinis.pdf

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