Revue néo-scolastique de philosophie Au seuil de la métaphysique : abstraction

Revue néo-scolastique de philosophie Au seuil de la métaphysique : abstraction ou intuition Joseph Maréchal Citer ce document / Cite this document : Maréchal Joseph. Au seuil de la métaphysique : abstraction ou intuition. In: Revue néo-scolastique de philosophie. 31ᵉ année, Deuxième série, n°21, 1929. pp. 27-52; doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1929.2529 https://www.persee.fr/doc/phlou_0776-555x_1929_num_31_21_2529 Fichier pdf généré le 30/04/2018 II AU SEUIL DE LA MÉTAPHYSIQUE! ABSTRACTION OU INTUITION I. — Le problème En vous conviant, Messieurs, à explorer avec moi, au cours de ces trois brèves leçons, le « seuil de la métaphysique », j'ai bien peur d'être parti sur une équivoque. Le « seuil de la métaphysique » ? Y a-t-il un seuil de la métaphysique ? Qu'il soit bien entendu, d'abord, que nous parlerons seulement de cette métaphysique imparfaite que se construit l'intelligence humaine. Dans la perspective d'ensemble du savoir humain, la connaissance métaphysique — notre métaphysique, si vous voulez — présente -t- elle un « seuil », je veux dire un niveau en dessous duquel elle n'est pas encore, au-dessus duquel elle existe ? Il semblerait bien que oui, puisqu'une partie de nos facultés, nos' facultés sensibles, atteignent l'être sous un angle relatif, qui en masque pour elles les propriétés absolues : si nous possédons vraiment une connaissance métaphysique de l'être, celle-ci doit occuper, dans l'échelle de nos activités, un niveau supérieur au plan de la sensi- *) Conférences données à l'Institut supérieur de Philosophie de l'Université de Louvain, en novembre 1928. 28 J. Maréchal bilité concrète. Prise en gros, pour désigner un certain degré dans notre saisie globale du réel, l'expression « le seuil de la métaphysique » est donc tolerable. Ce qui' le paraîtra peut-être moins, c'est le sous-entendu enveloppé dans le titre général de ces conférences : il y est évidemment question, non plus d'un seuil quelconque, mais d'un seuil « à franchir », à franchir par le même sujet connaissant, dans un mouvement allant d'un contenu de conscience non métaphysique à un contenu de conscience métaphysique. L'image du seuil devient ici terriblement contestable. Le sanctuaire de la métaphysique — déesse ou idole — a-t-il une porte d'entrée..., non pas une sorte d'impluvium béant vers le bleu du ciel, mais une poterne ouvrant sur le terre- plein de la connaissance sensible, où sonjt imprimés les premiers pas de l'expérience humaine ? En me posant cette question, j'entends tinter à mes oreilles le dilemme péremptoire : ou bien l'expérience sensible n'est point formellement métaphysique, elle nous laisse en dehors de la métaphysique ; et alors, comment entrerions-nous jamais, par nos propres moyens, sans une révélation du ciel, dans le sanctuaire de l'absolu ? — ou bien l'expérience sensible est déjà formellement métaphysique ; nous sommes d'emblée, dès l'éveil de notre conscience, à l'intérieur du sanctuaire : alors comment le problème se poserait-il d'en franchir le seuil ? Poser le problème du seuil, n'est-ce point se résigner d'avance à l'agnosticisme ? Ce dilemme tranchant — - que je n'invente pas ici pour les besoins de la cause — est très fort, et il n'a vraiment qu'un défaut : de méconnaître la complexité et l'infirmité de la science humaine. Pour échapper à l'alternative qu'il prononce, il n'existe, je le crains, d'autre échappatoire que le défilé, surplombé çà et là de paradoxes, où je vais, si vous le voulez bien, m'engager avec vous. Puisqu'un problème bien posé est à moitié résolu, nous Abstraction ou intuition 29 ne perdrons pas tout à fait notre peine en insistant ce soir sur les données et sur la signification exacte de celui qui nous occupe. Et voici notre programme. Nous nous placerons d'abord, par hypothèse, au cœur même de la métaphysique, pour en définir l'objet formel; puis, toujours par hypothèse, nous émigrerons au centre de l'expérience pure, afin d'en noter le contenu caractéristique. Nous pourrons alors soumettre à un premier triage les moyens concevables d'effectuer, s'il y a lieu, le passage d'une zone à l'autre. I Faut-il nous attarder beaucoup à définir l'objet formel de la métaphysique ? Thème familier pour des Scolastiques. Selon la définition d'Aristote, reprise par saint Thomas, l'objet de la métaphysique est l'être en tant qu'être : « ens in quantum ens » (In IV Metaph., lect. 1); non pas l'être sous telle ou telle différence, mais l'être considéré dans cette entière universalité qui n'exclut aucun être particulier ; l'être parfaitement universel, et donc aussi, puisque les propriétés logiques d'universalité et de nécessité sont corrélatives, l'être inconditionnellement nécessaire en tant qu'être ; en un mot, l'absolu de l'être. On s'accorde généralement à reconnaître, dans les deux notes d'universalité et de nécessité absolues, lorsqu'elles affectent un contenu objectif de pensée, l'indice de la valeur métaphysique de ce contenu. Sur cette désignation nominale, aucune divergence foncière ne sépare des philosophes aussi dissemblants par ailleurs que saint Thomas ou Kant, Wolff ou Hegel, Spinoza ou Spencer, ou que sais-je encore. Avec eux tous, réalistes ou idéalistes, métaphysiciens ou agnostiques, nous pouvons donc lier conversation ; car, pour le moment, il nous est tout à fait indifférent que le fond métaphysique du réel doive s'appeler, s'il existe, Pensée ou Être, Idée ou Chose. Sera métaphysique, par 30 J. Maréchal définition, tout objet qui présentera des propriétés absolues d'universalité et de nécessité. Il ne faut pas nous dissimuler pourtant, que cette anodine définition nominale amorce infiniment plus de problèmes qu'il ne paraît à première vue. D'abord, en métaphysique comme ailleurs, l'unité de l'objet formel doit se concilier avec la multitude des objets matériels, particuliers. Et la difficulté s'aggrave ici du fait que l'indice d'absolu, qui entre dans la notion d'objet métaphysique, ne souffre pas de division ni de degré : dans la ligne où l'on est absolu, l'on ne l'est point à demi. Or, certes, Dieu, être infini, épuisant intensivement les propriétés logiques d'universalité et de nécessité, est absolu, et même est l'Absolu. Mais les choses finies? contingentes? On voit moins aisément ce qu'elles peuvent renfermer d'absolu. Demeurent-elles donc étrangères à la métaphysique ? Ou, devenues objets métaphysiques, cessent-elles d'être contingentes et limitées, sans laisser d'être finies et multiples ? Dans le premier cas, nous retombons au monisme des Eléates. Dans le second cas, notre métaphysique du fini semble un bouquet de contradictions. A cette difficulté, vous connaissez la réponse très crâne de saint Thomas ; il adopte, avec une audace tranquille, le paradoxe : « Nihil est adeo contingens quin in se aliquid necessarium habeat » ; le contingent même renferme de la nécessité, s'agît-il d'un événement aussi modeste et aussi fugitif que « equus currit » ou que « Socrates sedet » : « in quantum currit, necessario currit », « in quantum sedet, necessario sedet » ; ce qui veut dire que l'existence contingente, dès qu'elle est posée, se trouve sanctionnée par une nécessité absolue qui l'empêche de s'évanouir dans sa propre négation ; ou encore : que l'existence contingente ne se pose que par relation à une existence absolue, où elle trouve le principe de sa possibilité. Nous mesurerons plus loin la profondeur de cette solution radicale, dont une longue accoutumance scolaire nous Abstraction ou intuition 31 masque parfois la hardiesse. Pour le moment, n'essayons point encore de toucher le fond de l'abîme, et inventorions bonnement les aspects absolus qu'étale, à des yeux de métaphysicien, tout objet fini. Soit une proposition quelconque, portant sur un événement contingent : par exemple, « Cet homme est là». Outre l'affirmation explicite d'un fait brut — « il est là » — , notre jugement concret enveloppe l'affirmation implicite d'une existence — «cet homme est » — , et par conséquent, aussi, l'affirmation implicite de la possibilité de cet homme comme essence singulière ; nous ajouterons même, nous qui ne sommes pas nominalistes, la possibilité de « l'homme » comme essence universelle. Sans cette double possibilité, de l'essence singulière et de l'essence universelle, la proposition « Cet homme est là » nous serait parfaitement inintelligible. Or, si l'affirmation de la présence locale et de la réalité existentielle de cet homme est, de soi, contingente, l'affirmation de la réalité de cet homme comme essence possible — individuelle ou spécifique — est, de soi, totalement nécessaire, d'une nécessité aussi absolue, aussi inconditionnelle, que la nécessité même d'affirmer l'être. Car la nécessité des possibles comme possibles, ne diffère pas de la nécessité de l'essence divine. Wolfï pouvait définir la métaphysique la science des essences, ou des possibles. Entendons, d'ailleurs, par essence, tout contenu intelligible, isolé de l'existence, que ce contenu soit substance, accident ou composé accidentel. Par exemple, lorsqu'un orateur se dit : « Je me sens devenir ennuyeux », il affirme implicitement que la conjonction accidentelle « orateur ennuyeux « est inscrite au registre éternel des possibles. Excusez-moi, Messieurs, de rappeler de pareilles banalités. J'ai d'autant plus besoin de votre indulgence, que je ne puis avoir, pour le moment, qu'une contrition sans bon propos. C'est que je dois, à tous ces truismes, en ajouter un encore, qui d'ailleurs ne manque pas d'importance. 32 J. Maréchal La nécessité absolue des possibles, quoiqu'elle paraisse nous confiner dans les essences idéales, uploads/Philosophie/ phlou-0776-555x-1929-num-31-21-2529.pdf

  • 21
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager