Noms de langues, nomination et questions d’onomastique en Algérie : de l’ordre

Noms de langues, nomination et questions d’onomastique en Algérie : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire Farid BENRAMDANE Université de Mostaganem « Reste vrai qu’on peut vivre en ayant faim et soif, et rechercher plus haut et plus profondément la communion dans le commun dénominateur. Pardonnez-moi ce jeu de mots, je veux dire: celui qui dénomme. Nous sommes à la recherche de notre nom. Mon nom est l’Homme. Je le sais, mais l’Homme est toujours un homme, cet homme que je suis. Pour l’instant, j’ai le sentiment d’être condamné à la différence, à une irréductible et inquiétante singularité » Jean Amrouche, poète algérien (1952). À travers les paragraphes suivants, nous nous proposons d’avancer quelques hypothèses en vue d’une analyse centrée sur la nomination en général et le nom des langues, en particulier, en contexte algérien. Nous choisissons sciemment cette expression pour désigner la similitude des représentations mentales et des opérations cognitives individuelles, mais surtout collectives qui 37 Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine 38 pourraient sous-tendre, au delà de la diversité des parlers, un imaginaire onomastique local. Cette expression force les contours d’une démarche pour établir un déterminisme difficile à décrire quand on se heurte, pour reprendre l’expression de Gruzinsky, à « la rigidité de nos concepts du temps et de la causalité » (1999, p. 12). Il s’agit d’espaces physiques et symboliques marqués par une histoire tumultueuse, mouvementée, de tensions et de séquences historiques violentes, fondée sur la triangulation: colonisation-décolonisation-recolonisation, quand bien même reconnaît-on, ici et là, que ce qui caractérise, de manière générale, le nom propre, c’est bien sa grande stabilité morphologique et sémantique. Pourquoi tout un détour sur la nomination en général, pour arriver à la nomination des langues ? La raison est simple : la démarche répertoriale de la nomination des entités linguistiques est, nous semble-t-il inopérante à elle seule, si elle n’est pas élargie aux formations nominatives structurantes de la société (ethniques, toponymiques, anthroponymiques) afin de saisir les représentations qui sous-tendent l’articulation générale, multiforme et complexe travaillée par le sujet et par l’histoire, dans des enchaînements violents, invariants, malheureusement, de la fortune de l’humanité. Il serait alors possible d’observer les ressorts de types linguistique, psychologique, sociologique et anthropologique de la nomination et de son rapport à la dis/continuité historique. Comment, dans une société à tradition orale, réagit la matrice ethnolinguistique à dominante onomastique, forgée par la praxis historique face à la disgrâce, le revers, la contrariété, en somme, à l’épreuve et à l’adversité ? Quelle est la nature des dérèglements et les types de mécanismes mis en place durant la période coloniale, par exemple, par l’entreprise de francisation du paysage linguistique onomastique local et de leurs prolongements dans la gestion du pays, après son indépendance, par l’état national? Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire 39 Nous mettrons en évidence le contexte colonial français, dernière tension historique dans cette région à l’effet de rendre visible le type de dynamiques relevant de la nomination et de la dé- nomination. L’effort consiste à rendre lisible, même au prix d’une schématisation extrême, la conception systémique de deux modes de nomination : l’un traditionnel, local et, l’autre, d’intervention coloniale. Dans cette théâtralité onomastique, la difficulté transparaît quand il s’agit de nous efforcer de trouver puis d’établir le cadre le plus général, comme le définit la théorie des systèmes, dans son acception la plus normative, de l’Encyclopaedia Universalis, « à l’intérieur duquel on peut étudier le comportement d’une entité complexe analysable et de son évolution, allant vers, soit une évolution - désagrégation, soit vers une évolution - intégration, prenant une configuration d’ensemble plus forte » (Ladrière, 1996, p. 1030). Y a-t-il eu exclusion, interpénétration, contamination, hybridation, substitution, altération morphologique, glissement sémantique ou simplement négation? Le mode d’intervention sur les faits de langue dans l’Algérie coloniale relevant de la nomination et ce qu’il implique sur un plan psychopathologique à l’échelle de l’individu comme de la société, visaient, en dernier ressort, le principe de la filiation. Dans un contexte dit normal, A. Tabouret-Keller affirme qu’il « ne s’agit pas seulement d’apprendre à parler, mais d’être soumis à une nomination personnelle et à ce qu’elle implique dans l’ordre de cet autre principe universel, le principe de la filiation. L’attribution d’un nom identifie non seulement la personne mais l’insère à une place dans sa généalogie et, plus, généralement, dans le double réseau de la filiation et des alliances » (1997, p. 8). Dans le contexte de désagrégation coloniale que nous étudions, allant de l’entreprise de dilution de la cohésion sociale à la perte de l’identité, des modalités discursives relevant aussi bien de la mémoire que du langage, en particulier de l’oralité, vont se constituer comme les ultimes ressources et les extrêmes recours de préservation de l’homme culturel. Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine 40 Nomination et dérèglement identitaire À cet égard, les faits de nomination, dé-nomination et re- nomination du paysage nominatif et dénominatif local (ethnonymie, toponymie, patronymie) vont se charger dès lors d’une densité anthropologique et symbolique dépendant, après une résistance culturelle, tantôt violente, tantôt pacifique et finalement sanglante, d’une vaste entreprise de restructuration identitaire, d’assimilation puis d’intégration à la limite, pour reprendre l’expression de Lacheraf, de « l’impératif biologique de civilisation et de permanence du besoin culturel… » (1978, p. 387). Le nom de la langue est organiquement lié au système général de nomination : « le nom d’une langue est ainsi toujours le nom d’une autre réalité, géographique, ethnique, politique, linguistique, institutionnelle, sociolinguistique, et ainsi de suite » (Tabouret-Keller, 1997, p.16). Il est, en tous les cas, un procédé de verbalisation identitaire et, dans les pires moments de troubles historiques, identificatoire. Par conséquent, n’insisterons-nous pas assez sur les présupposés historiques et idéologiques des stratégies dénominatifs/nominatifs/redénominatifs de la pensée coloniale française ou précisément du régime colonial français. Tout ceci, pour dire, de manière explicite, que la nomination de la langue et ses enjeux ne peut faire l’économie, du moins dans le contexte algérien, de cette pensée, volonté et entreprise de dérégler le continuum historique par des ruptures dans les modes traditionnels de dé/nomination. Sadek Hadjeres, ancien secrétaire général du PAGS (Parti de l’Avant-garde Socialiste, issu du Parti Communiste Algérien), résume, nous semble-t-il, et à sa manière ce caractère global de la gestion coloniale : « Comme si l’expérience ne nous avait pas encore suffisamment instruits, les problèmes actuels m’ont ramené à cinquante ans en arrière, quand dans “l’Algérie de papa”, le certificat de maturité sociale et politique vous était accordé lorsque MM. Durand et Lopez, détenteurs des critères de l’honorabilité, daignaient dire de vous: « ce MoKHammed-là (ils prononçaient difficilement les h), vous savez, il est très bien ; Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire 41 d’ailleurs la preuve, c’est qu’il est habillé comme nous”. Et de se répandre en plaisanteries mille fois usées sur les pantalons bouffants et les turbans des “melons”, les voiles féminins des “moukères”, etc. Ce genre d’approches assimilait une mode vestimentaire à une langue, une religion, une culture, un statut social et politique fortement dévalorisés à leurs yeux. Ce qui alimentait évidemment nos réticences, voire nos répugnances à adopter les signes extérieurs de “l’Autre”, puisque cela devait signifier passer dans son camp, devenir un “kafer”, l’impiété étant alors synonyme de complicité avec les oppresseurs » (2003, p. 3). À travers une approche très proxémique, centrée sur les noms de lieux, de tribus, de personnes, le régime colonial s’intéressera aux lignages des populations et à leurs lointaines généalogies, disons-le d’emblée, séculaires pour certaines, plusieurs fois millénaires pour d’autres. L’on se rendra compte, probablement, en fin de parcours, de la gravité du déficit identitaire et de ses conséquences inconscientes et dévastatrices dans la gestion actuelle des faits de société, de culture et de langues en Algérie. Les faits de nomination vont être soumis à un traitement que nous avons appelé, dans une précédente contribution, « onomacide sémantique » (Benramdane, 1999) et que Louis-Jean Calvet résume autrement, mais à un autre niveau d’intervention, en l’énoncé suivant « la glottophagie réussie, de la mort de la langue dominée, définitivement digérée par la langue dominante » (Calvet, 1974, p. 79). Les modèles construits dans les approches anthropologiques et ethnolinguistiques à partir de sociétés stables ou relativement stables (tribus d’Amérique et d’Afrique) ne résistent pas eux- mêmes à l’analyse quand ils se heurtent à un type de temporalité diamétralement différente, car soumise à des déroulements historiques violents, mouvementés, en somme de remise en cause permanente. Il ne s’agit ni de connaissances étymologiques, ni de descriptions formelles (le plus souvent, le sémantisme des vocables échappe aux usagers eux-mêmes) mais d’une conception qui se veut subjective et quelquefois objective par rapport à des êtres de langage (les nominations), à laquelle on inflige des valeurs affectives, morales, symboliques, religieuses et identitaires : « La Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine 42 question des langues est, au Maghreb, un enjeu crucial, lieu de combats et d’affrontements de nature vitale, uploads/Philosophie/ benramdane-noms-de-langue-nomination-des-langues-et-question-d-x27-onomastique-en-algerie.pdf

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