Borel et l’approche probabiliste de la réalité Laurent MAZLIAK 1 et Marc SAGE 2
Borel et l’approche probabiliste de la réalité Laurent MAZLIAK 1 et Marc SAGE 2 congrès de la SFHST, Nantes, 18-20 mai 2011 . Merci tout d’abord aux organisateurs de leur invitation. L’exposé que nous vous proposons aujourd’hui, Marc et moi-même, se veut plus historique que philosophique et souhaite examiner ce qu’Emile Borel a trouvé dans la théorie des probabilités qui puisse expliquer pourquoi, assez soudainement à partir de 1905, il s’y consacra avec énergie. Né en 1871, Borel appartient donc à ces mathématiciens français éduqués par une génération de scientifiques traumatisés par l’effondrement de la défaite de 1870. Ils en avaient rendu respon- sables les retards de la science française et avaient mis les bouchées doubles pour apprendre les avancées réalisées à l’étranger, et avant tout en Allemagne. En mathématiques, le travail salutaire de Darboux doit être souligné, lui qui, selon ses propres termes dans une lettre à Jules Houël datant de la fin 1870, voulait à travers le Bulletin des Sciences Mathématiques qu’il dirigeait "ré- veiller le feu sacré". Les jeunes élèves de l’Ecole Normale des années 1890 sont donc très au fait des travaux de Riemann, Weierstrass, Dedekind, du Bois Reymond, Cantor. Ce dernier justement semble avoir fait une impression particulièrement profonde sur le jeune Borel, enthousiasmé par le transfini. Une marque de cette admiration du français pour le mathématicien de Halle transpa- raît dans sa thèse, soutenue en 1894 alors qu’il n’a que 23 ans, et qui porte sur des questions de prolongement de fonctions analytiques. Sous la forme d’une note finale à son texte, Borel énonce le théorème de compacité de l’intervalle fermé borné [0,1] stipulant que de tout recouvrement par des intervalles ouverts on peut extraire un sous-recouvrement fini. La preuve qu’il en pro- pose, limitée au cas d’un recouvrement dénombrable, est lapidaire : raisonnant par l’absurde, il montre que si la conclusion du théorème n’était pas vérifiée, il serait possible de construire une suite d’intervalles tous distincts, et de recommencer indéfiniment le procédé jusqu’à atteindre un ensemble ayant le cardinal de I N I N, "seconde classe de nombres de M.Cantor qui constitue un ensemble de seconde puissance" écrit Borel, d’où une contradiction avec le fait que les intervalles sont en nombre dénombrable. Et pourtant, une inquiétude semble naître rapidement dans l’esprit de Borel concernant ce qu’on peut appeler la “réalité factuelle” des constructions liées à l’infini nouveau et plus gé- néralement de celles liées à toute théorie mathématique manipulant l’infini. Cette inquiétude culminera dans les fameux échanges de l’année 1905 autour de l’axiome de Zermelo entre Bo- rel, Baire, Hadamard et Lebesgue. Michel Bourdeau, qui a étudié dans le détail l’attitude de Borel vis à vis du transfini a souligné combien ce dernier avait préféré suivre l’approche de du Bois-Reymond : à la voie logique et verbale proposée par Cantor et radicalisée par Hilbert pour introduire des objets mathématiques, du Bois Reymond et Borel à sa suite préféraient fonder leur démarche sur l’obtention de faits mathématiques, c’est à dire d’énoncés intervenant dans la résolution de problèmes, sur lesquels, au moins, les mathématiciens pouvaient se retrouver sans interminables discussions. Signe que de l’eau a coulé sous les ponts, il semble que nous associerions peut être plus spontanément une telle attitude aujourd’hui à celle d’un physicien dont le travail commence en constatant que la 1. Laboratoire de Probabilités et Modèles aléatoires, Université Pierre et Marie Curie, Paris. laurent.mazliak@upmc.fr 2. ENS, Paris. marc.sage@normalesup.org 1 2 Laurent Mazliak et Marc Sage pomme tombe plutôt qu’en explorant des théories métaphysiques qui, a posteriori, rendraient la chute nécessaire. L’article que Borel publie en 1900 dans la Revue Philosophique, titré justement “A propos de l’infini nouveau” laisse place à l’expression de ses doutes, et tout spécialement concernant la façon dont on prétend avoir rempli le continu de la droite réelle en invoquant des arguments de cardinalité. Borel résumera plus tard son opinion dans la conclusion de son article du Circolo di Palermo sur les probabilités dénombrables Il existe certainement (si ce n’est point un abus d’employer ici le verbe exister) dans le continu géométrique des éléments qui ne peuvent être définis : tel est le sens réel de l’importante et célèbre proposition de Cantor : “Le continu n’est pas dénombrable” Le jour où ces éléments indéfinissables seraient réellement mis à part et où l’on ne prétendrait point les faire intervenir plus ou moins implicite- ment, il en résulterait certainement une grande simplification dans les méthodes de l’analyse. Les questions autour des fondements et des possibilités d’opérer simultanément une infinité de choix dans des ensembles occupent ainsi une place importante dans les préoccupations boré- liennes au début du vingtième siècle. Borel est en particulier soucieux de proposer des solutions à plusieurs paradoxes soulevés par la théorie des ensembles. L’un d’eux, le paradoxe de Richard, retient son attention, et l’amènera à une distinction fondamentale d’un point de vue pratique entre plusieurs sortes d’ensembles infinis. L’énoncé du paradoxe de Richard est présenté comme suit par Borel : si l’on considère toutes les propositions écrites (en français) avec un nombre fini de lettres (ce qui est le cas des énoncés usuels des mathématiques), ces propositions sont en nombre dénombrable comme on le voit en les classant d’abord par le nombre de lettres, puis à l’intérieur de chaque classe de longueur, par ordre lexicographique. Parmi ces propositions, on peut trouver notamment celles qui définissent un unique nombre réel. Par exemple, √ 2 est l’unique réel défini comme le nombre réel positif qui élevé au carré est égal à deux. Les nombres réels usuellement utilisés : les entiers, les rationnels, les nombres algébriques, les constantes classiques : π, e en font partie. Considérons alors, dit Borel, l’écriture décimale des réels en question compris entre 0 et 1. On peut définir un réel unique par la phrase : le réel obtenu en modifiant la n-ième décimale du n-ième réel en lui ajoutant 1 si elle est comprise entre 0 et 5, et en lui enlevant 1 si elle est comprise entre 6 et 9. Et pourtant ce réel défini par un nombre fini de lettres ne fait pas partie de la liste précédente. On voit combien la description de Borel coïncide avec un argument diagonal à la Cantor. La solution au paradoxe proposée par Borel est non seulement ingénieuse, mais surtout porteuse d’une interprétation riche d’enseignement sur la distinction qui se mettait en place à l’époque dans son esprit entre mathématique idéaliste et mathématique pratique. Borel propose de considérer la notion d’ensemble effectivement énumérable, pour lequel il est possible de fournir un algorithme permettant de construire la bijection entre l’ensemble et celui des entiers naturels. Or, observe Borel, un ensemble dénombrable n’est pas nécessairement effectivement énumérable, car la bijection peut très bien exister sans qu’on sache la construire, et c’est par exemple le cas pour l’ensemble des formules finies définissant un réel unique. L’existence de la bijection f per- met certes d’introduire une énumération formelle en attribuant le numéro n à l’antécédent de n mais n’est pas effective dans le sens où on ne sait dire pas quel est le “successeur” de l’antécédent de n mieux qu’en disant que c’est l’antécédent de n + 1. BOREL ET L’APPROCHE PROBABILISTE DE LA RÉALITÉ 3 On peut ici faire observer que dans l’exemple proposé par Borel, pour lequel la méthode diagonale conduit à un apparent paradoxe, le problème réside en fait fondamentalement dans le fait d’assimiler le groupement des formules finies définissant un réel unique à un ensemble et non à une classe. L’énumérabilité effective impliquerait naturellement la possibilité de considérer cet ensemble. De la lecture de ses travaux dans ces années au tournant du siècle, on constate que Borel porte une attention toujours croissante aux objets mathématiques effectivement constructibles, et en premier lieu aux nombres réels, en se demandant comment il est raisonnable de concevoir le continu de la droite réelle. Dans son article de 1903 “Contribution à l’arithmétique du conti- nu”, le mathématicien illustre comment une vision géométrique, fondée sur les raisonnements de mesure des ensembles qu’il avait introduits dès sa thèse en 1894 sur les prolongements analy- tiques, fournit un nouveau mode d’approche. En enrobant des réels déjà construits (comme les rationnels) par des intervalles de longueur totale aussi petite que l’on veut, on démontre la né- cessité d’existence d’autres points pour, en quelque sorte, remplir la longueur. La méthode de Borel reposait fondamentalement sur l’additivité dénombrable de sa mesure des ensembles. Or cet axiome d’additivité, postulé par Borel comme une extension intuitive du cas fini, n’avait pas manqué d’être critiqué par ceux qui, comme Schoenflies, affirmaient qu’une telle propriété sur une notion première comme la longueur des ensembles devait absolument être prouvée. Borel avait besoin d’appuyer son axiome sur une intuition, et c’est là que les probabilités rentrent en scène. Borel découvrit vers 1904, de manière semble-t-il assez fortuite, un article du mathématicien suédois Anders Wiman sur la loi de probabilité des quotients incomplets dans la décomposition en fraction continue d’un nombre réel tiré au hasard entre 0 et 1. Dans ce travail, Wiman utilisait uploads/Philosophie/ borel-existence.pdf
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- Publié le Jul 12, 2021
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