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Centre Perelman de Philosophie du Droit Université Libre de Bruxelles http://www.philodroit.be Perelman et les jursites de l'Ecole de Bruxelles Benoît FRYDMAN Série des Workings Papers du Centre Perelman de Philosophie du Droit n°2011/07 2 Comment citer cette étude? B., FRYDMAN, Perelman et les juristes de l'école de Bruxelles. Working Papers du Centre Perelman de Philosophie du Droit, 2011/07, http://wwwphilodroit.be 3 Perelman et les juristes de l'Ecole de Bruxelles Benoit Frydman Pourquoi la théorie du droit constitue-t-elle, à l'instar du chocolat et des gaufres, une « spécialité belge » et un « produit d’exportation » particulièrement prisé ? Le mérite en revient certes en grande partie à Chaïm Perelman et au renouveau que la Nouvelle rhétorique a permis de donner à la logique juridique et au-delà à la théorie et à la philosophie du droit. Cette œuvre cependant Perelman ne l’a pas accomplie seul. Pour mener à bien son œuvre sur l’argumentation juridique, il organisera un véritable travail collectif avec ses collègues et amis juristes de l’Université Libre de Bruxelles, professeurs et praticiens, qu’il réunit autour de lui à la section juridique du Centre national de recherches logiques, puis au sein du Centre de philosophie du droit, qu’il fonde avec ses collègues Paul Foriers et Henri Buch en 1967. Sans rien ôter à l’originalité de la pensée de Perelman et à ses mérites, il faut reconnaître que, dans sa dimension juridique, l’apport de la Nouvelle rhétorique est le produit d’une rencontre féconde et l’œuvre d’une équipe, que l’on a pu judicieusement nommer « l’Ecole de Bruxelles ». Cette étude met en évidence deux éléments qui résultent directement de la rencontre de Perelman et des juristes de l’école de Bruxelles, qui n’ont pas jusqu’à présent réellement retenu l’attention de la part des commentateurs. D’une part, les liens méconnus de la logique juridique de Perelman avec l’Ecole de la libre recherche scientifique de François Gény. Les juristes de l’Université Libre de Bruxelles et Perelman lui-même avaient été formés au droit par des membres de cette école. Nous verrons comment ils en ont prolongé le programme en en renouvelant les outils et les méthodes grâce à l’innovation décisive du paradigme argumentatif (I). D’autre part, on verra comment les nouveaux concepts développés par Perelman et ses amis au cours des années 1960 ont été très rapidement, en quelques années à peine, intégrés par des relais efficaces dans la pratique judiciaire pour opérer des changements profonds et durables dans le contenu même du droit, la manière de trancher les litiges et plus largement la fonction du juge dans une société démocratique (II). I. De la libre recherche scientifique à l’école de Bruxelles Dans les années 1960, lorsque Perelman, après la publication du Traité de l'argumentation1, se rapproche de ses collègues de la Faculté de droit de l’Université 1 Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation – La nouvelle rhétorique, P.U.F., 1958. Cette période illustre déjà le goût de Perelman pour le travail en collaboration. Avant le Traité, 4 Libre de Bruxelles et s'intéresse de plus près à la discipline juridique elle-même, le champ de la théorie du droit est dominé par le positivisme normativiste, issu de la philosophie analytique, dominée par l'imposante stature de Hans Kelsen et aussi, dans le monde de la Common Law, la figure alors montante de Herbert Hart. C'est donc assez naturellement par rapport aux positions de ce courant, en particulier en réaction contre la théorie du caractère discrétionnaire des décisions judiciaires (en anglais "no right answer theory"), que Perelman va positionner sa théorie argumentative du droit2. Ce n'est pas notre objet de revenir ici sur ce débat3. On peut toutefois mesurer, au départ de celui-ci, le déplacement que le mouvement de la Nouvelle Rhétorique tente d'opérer, non sans succès d’ailleurs, au niveau de la logique juridique et de la philosophie du droit. Tandis que le courant normativiste s'intéresse surtout à la nature spécifique des normes juridiques, au système de leur articulation et à la dynamique de leur production au sein de l'appareil d’Etat, Perelman change la perspective. Il délaisse l'analyse du système juridique pour l'étude des cas particuliers. Et, s'attachant à la manière dont le juge décide des questions de droit soulevées à l’occasion de ces cas qui lui sont soumis et surtout dont il motive sa décision, il fait glisser la problématique de la philosophie du droit contemporaine du législateur et du gouvernement vers le juge. Il contribue ainsi à restaurer le juge dans la position de « point focal » du raisonnement juridique4. Cependant, par delà le débat avec Kelsen et accessoirement avec Hart, c'est une polémique beaucoup plus fondamentale contre le positivisme juridique que Perelman a engagée. Il combat les thèses du positivisme logique, devenues pour lui insupportables après les horreurs du nazisme et de la seconde guerre mondiale, suivant lesquelles les jugements de valeurs sont arbitraires au sens où ils n’énoncent que des préférences subjectives entre lesquelles il est impossible de trancher rationnellement. Il ne serait donc pas possible de dire qu'une thèse soit moralement plus juste qu'une autre. Et il en va de même pour les questions et des décisions juridiques. D’un point de vue scientifique, énoncer que telle loi ou tel jugement est injuste ou scélérat n’aurait par conséquent tout simplement aucun sens. On peut seulement observer si cette loi ou ce jugement est ou non valide dans un système juridique donné. La théorie pure du droit de Kelsen en prend acte et, écartant toute Perelman et Mme Olbrechts-Tyteca avaient coécrit un autre livre Rhétorique et philosophie: Pour une théorie de l'argumentation en philosophie (PUF, 1952) et pas moins de six articles. 2 Et plus discrètement avec Hart. Voyez à cet égard notamment la discussion par Perelman de l'exemple classique de Hart "No vehicles in the park" dans Logique juridique. La nouvelle rhétorique, Dalloz, 2ème éd., 1979, § 32, p. 53 et s. 3 Le lecteur intéressé pourra se référer à plusieurs études consacrées à ce débat. Outre les textes de Ch. Perelman lui-même, en particulier : « La théorie du pure du droit et l’argumentation », repris dans Ethique et droit, éd. de l’ULB, 1990, p. 567 et s., citons : N. BOBBIO, « Perelman et Kelsen », Droits, n° 33 (2001), p. 165 et s. – Ch. LEBEN, « Chaïm Perelman ou les valeurs fragiles », Droits, no 2, 1985, p. 107-115. – A. Melcer, « Les enjeux philosophiques de la topique juridique selon Perelman », Revue de morale et de métaphysique, n° 66 (2010), pp. 195-212. 4 L'expression du juge comme point de fuite (Fluchtpunkt) de la raison juridique est empruntée à Jürgen Habermas dans Droit et démocratie. Entre faits et normes, Gallimard, 1997. 5 référence aux jugements de valeur dans le domaine de la science du droit, détermine la validité d'une norme exclusivement par référence aux conditions assignées par le système qui la produit et auquel elle appartient. Ce positivisme auquel s'attaque Perelman est en réalité bien plus profondément ancré dans l’histoire des idées. Il puise ses racines au fondement de la philosophie du droit moderne et coïncide pour ainsi dire avec elle. Cette philosophie consiste en définitive en deux propositions fondamentales, toutes deux attaquées par Perelman. La première qu’il n'y a de connaissances scientifiques (et philosophiques) valides que celles qui procèdent de l'observation et d'un raisonnement conforme à l'idéal de la logique et des mathématiques. Lorsqu'il ne fait pas remonter cette emprise des mathématiques sur la philosophie à Platon lui-même, Perelman en stigmatise l'origine dans la pensée rationaliste des Modernes et son modèle géométrique5. La seconde, qui se trouve déjà tout entière dans la philosophie de Hobbes, que la loi est un commandement et qu'elle exprime la volonté arbitraire d'un Souverain ou de celui de ses subordonnés, notamment le juge, à qui le Souverain délègue le pouvoir de préciser sa volonté et de la faire exécuter6. Perelman récuse ces deux propositions, dont le normativisme ne fournit finalement, à ses yeux, que la version actualisée et dont les événements du 20ème siècle ont montré à quelle impasse elles conduisaient la philosophie et le droit. Pour dépasser cet échec et repartir sur d'autres bases, Perelman fait retour vers les Anciens, non seulement la philosophie d'Aristote, mais aussi d'autres sources comme le montre Stefan Goltzberg7. Il n'est d'ailleurs pas le seul, loin de là, à participer de cette réaction antimoderne de la philosophie du droit après le choc de la seconde guerre mondiale. On pense bien sûr, en France, à Michel Villey, qu’unit à Perelman, malgré leurs désaccords, une alliance objective. Lui aussi dénonce les errements de la philosophie politique et juridique moderne, les carences de son systématisme et de son rationalisme abstrait et vante au contraire le déploiement casuistique du droit romain dans son génie véritable au contact de la réalité des choses mêmes8. Dans une perspective plus large, il faut citer surtout Léo Strauss qui dénonce, dans son grand livre Droit naturel et histoire, la conception moderne du droit naturel de Hobbes et consorts, qui précipitent la philosophie pratique et le droit dans la double 5 Notamment dans « Considérations uploads/Philosophie/ bf-perelman-et-les-juristes.pdf

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