Paolo D'Iorio Le voyage de Nietzsche à Sorrente Genèse de la philosophie de l'e

Paolo D'Iorio Le voyage de Nietzsche à Sorrente Genèse de la philosophie de l'esprit libre CNRS ÉDITIONS 15, rue Malebranche - 75005 Paris Ouvrage publié dans le cadre des travaux de recherche de !'ITEM © CNRS ÉDITIONS Paris 2012 ISBN : 978-2-271-07457-7 À mon grand-père {Ischia 1898 - Versifia 1986) « je n'ai pas assez de force pour le Nord : là règnent des âmes balourdes et artificielles qui travaillent aussi assidûment et nécessairement aux mesures de la prudence que le castor à sa construction. Et dire que c'est parmi elles que j'ai passé toute ma jeunesse! Voilà ce qui m'a saisi lorsque pour la première fois je voyais monter le soir avec son rouge et son gris veloutés dans le ciel de Naples - comme un frisson, comme par pitié de moi-même de ce que j'eusse commencé ma vie par être vieux, et des larmes me sont venues et le sentiment d'avoir été sauvé quand même au dernier moment. J'ai assez d'esprit pour le Sud. » Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, suivi de Fragments posthumes (1876-1879); ed. fr. Gallimard : OPC III, trad. Robert Rovini. Introduction Devenir philosophe Le voyage à Sorrente n'est pas seulement le premier grand voyage de Nietzsche à l'étranger, son premier grand voyage au Sud, mais la véritable rupture dans sa vie et dans le développement de sa philosophie. Il survient en 1876, à un moment où Nietzsche traverse de graves souffrances morales et physiques. Sa santé a décliné, de fortes névralgies l' obli- gent à rester au lit au moins une fois par semaine avec d'insupportables migraines. C'est aussi le temps d'un bilan intellectuel. Alors qu'il a atteint l'âge de 32 ans, Nietzsche commence à regretter d'avoir accepté très jeune, trop jeune peut-être, la chaire de professeur à Bâle qu'il occupe depuis sept ans et qui lui pèse désormais. Plus grave encore, la ferveur de son engagement de propagandiste wagnérien cède peu à peu la place au désenchantement et au doute. Quatre années plus tôt, le jeune professeur de philologie classique de l'université de Bâle avait écrit un livre intitulé La naissance de la tragédie enfantée par l'esprit de la musique dans lequel, partant d'une enquête sur l'origine de la tragé- die grecque, il proposait une réforme de la culture allemande fondée sur une métaphysique de l'art et sur la renaissance du mythe tragique. Selon cette combinaison originale de solides hypothèses philologiques avec des éléments tirés de la philo- 11 Le voyage de Nietzsche à Sorrente sophie de Schopenhauer et de la théorie du drame wagné- rien, le monde ne peut se justifier qu'en tant que phénomène esthétique. Le principe métaphysique qui forme l'essence du monde, que Nietzsche appelle l'« Un-primordial» (Ur-Eine), est en effet éternellement souffrant parce qu'il est formé par un mélange de joie et de douleur originaires. Pour se libérer de cette contradiction interne, il a besoin de créer de belles représentations oniriques. Le monde est le produit de ces repré- sentations artistiques anesthésiantes, l'invention poétique d'un dieu souffrant et torturé, le reflet d'une contradiction perpé- tuelle. Même les êtres humains, selon La naissance de la tra- gédie, sont des représentations de l'Un-primordial et quand ils produisent des images artistiques telles que la tragédie grecque ou le drame wagnérien, ils suivent et amplifient à leur tour l'impulsion onirique et salvatrice de la nature1• Cette fonction métaphysique de l'activité esthétique explique la place privilé- giée qui est assignée à l'artiste à l'intérieur de la communauté en tant qu'il est le continuateur des finalités de la nature et le producteur de mythes qui favorisent également la cohésion sociale : « sans le mythe, toute culture est dépossédée de sa force naturelle, saine et créatrice; seul un horizon constellé de mythes circonscrit de manière unitaire le mouvement entier d'une culture2 ». Face à la désagrégation du monde moderne, composé d'une pluralité de forces non harmonisées, Nietzsche avait tenté avec ce premier livre de sauver la civilisation en la 1. cf. La naissance de la tragédie, § 4 et 5 (eKGWB/GT-4 et 5) et l'autocritique ultérieure qu'il formule dans Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Des habitants de l'arrière-monde» eKGWB/Za-1-Hinterweltler. 2. Nietzsche, La naissance de la tragédie, § 23 eKGWB/GT-23, trad. fr. pers. 12 Devenir philosophe mettant sous la cloche de verre du mythe et de la métaphy- sique et en la confiant à la direction du musicien dramaturge3• Le festival wagnérien de Bayreuth, en août 1876, aurait dû marquer le commencement de cette action culturelle pour un renouvellement profond de la culture allemande et la naissance d'une civilisation nouvelle. Nietzsche avait placé un grand espoir dans cet événement, mais il en avait été déçu, il l'avait jugé déprimant et factice4. Désormais Nietzsche ne croyait plus en la possibilité d'une régénération de la culture allemande à travers le mythe wagnérien. Son envie de mettre un terme à sa phase wagnérienne et de retourner à lui-même, à sa philosophie et à sa libre-pensée, était la plus forte : « La peur me prit à considérer la précarité de l'horizon moderne de la civilisation. Je fis, non sans quelque vergogne, l'éloge de la civilisation sous cloche de verre. Enfin je me ressaisis et me jetai dans la pleine mer du monde5 ». C'est alors que son amie Malwida von Meysenbug lui propose de partir un an vers le Sud, pour se soigner mais aussi pour réfléchir, comme pour se mettre en congé de sa propre vie. Nietzsche accepte aussitôt. Grâce à la complicité inattendue du voyage et de la maladie, le philosophe se 3. Cf. Sandro Barbera, Guarigioni, rinascite e metamorfosi. Studi su Goethe, Schopenhauer e Nietzsche, Firenze, Le lettere, 2010, p. 135 sq. 4. Cf. le fragment posthume eKGWB/NF-1879,40[11]. 5. Fragment posthume eKGWB/NF-1879,40[9]; ed. fr. Gallimard: Humain, trop humain, OPC III, trad. Robert Rovini. Encore en 1885, alors que Nietzsche repense à La naissance de la tragédie, il parle d' « un désir de mythe tragique (de "religion" et même d'une religion pessimiste) (en tant que cloche protectrice où prospère ce qui croît) » eKGWB/ NF-1885,2[110] ; ed. fr. Gallimard : OPC XII, trad. Julien Hervier. 13 Le voyage de Nietzsche à Sorrente remet à penser. Le voyage l'éloigne des obligations quoti- diennes de l'enseignement, le libère des habitudes et des faiblesses de tous les jours, et le soustrait au climat du Nord. La maladie l'oblige au repos, à l' otium, à l'attente et à la patience ... « Mais voilà justement ce qui s'appelle pen- ser6 !. .. ». À Sorrente, Nietzsche renie sa phase wagnérienne, reprend certains acquis de sa formation philosophique et phi- lologique et s'ouvre à la pensée de la modernité, à l'histoire, à la science. Au milieu des papiers de Sorrente, se trouve un passage très explicite à ce sujet : « Je veux expressément déclarer aux lecteurs de mes précédents ouvrages que j'ai abandonné les positions métaphysico-esthétiques qui y domi- nent essentiellement : elles sont plaisantes, mais intenables 7 ». En réalité, même quand il écrivait La naissance de la tragé- die, il était conscient que la fascinante vision du monde qu'il dessinait alors était seulement une belle illusion à laquelle lui-même ne croyait guère. La première phase de la pensée de Nietzsche est en effet caractérisée par une profonde scission entre ce que le jeune professeur écrit publiquement et ce qu'il confie à ses papiers ou à ses étudiants. Cette scission ne prendra fin qu'avec son voyage au Sud, au moment où tout un flux de pensées resté souterrain par rapport à son activité publique jaillira finalement à la lumière, donnant l'impression d'un changement soudain et suscitant la sur- prise et la perplexité même chez ses plus proches amis. 6. Ecce homo, chapitre sur « Choses humaines, trop humaines », § 4 eKGWB/EH-MA-4, trad. fr. pers. 7. Fragment posthume eKGWB/NF-1876,23(159], ed. fr. Gallimard : Humain, trop humain, OPC III, trad. Robert Rovini. 14 Devenir philosophe C'est à Sorrente qu'il écrira la plus grande partie de Choses humaines, trop humaines, le livre dédié à Voltaire qui marque un tournant dans sa pensée8• Grâce à ce livre, Nietzsche dépassera la phase métaphysique et wagnérienne de sa phi- losophie ; à cause de lui, il perdra presque tous ceux de ses amis qui adhéraient aux idées du mouvement wagnérien : « D'ici peu, je devrai exprimer des idées considérées comme infamantes pour celui qui les nourrit ; alors même mes amis et mes relations deviendront timides et peureux. Il me faut passer à travers ce brasier-là aussi. Ensuite, je m'appartiendrai toujours plus à moi-même» avait-il écrit avant de partir9• Douze ans plus tard, dans le chapitre d' Ecce homo consacré aux Choses humaines, trop humaines, Nietzsche racontera ce radical changement d'état d'esprit de la manière suivante : Ce qui se décida alors en moi ne fut pas exactement une rupture avec Wagner.Je pris conscience d'une aberration générale de mon instinct dont l'erreur particulière - qu'elle porte le nom de Wagner ou de la chaire 8. Sur l'importance de la période de Sorrente pour la périodisation de la philosophie de Nietzsche, je me suis uploads/Philosophie/ biblis-123-d-x27-iorio-paolo-le-voyage-de-nietzsche-a-sorrente-gene-se-de-la-philosophie-de-l-x27-esprit-libre-cnrs-editions-2015.pdf

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