1 Après la finitude, de Quentin Meillassoux ou La magie au secours de l’athéism

1 Après la finitude, de Quentin Meillassoux ou La magie au secours de l’athéisme La thèse fondamentale de la pensée de Quentin Meillassoux est que tout est contingent, sauf le fait qu’il y ait quelque chose. Ce fait-là est absolument nécessaire. A la question de savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien, Meillassoux répond donc en deux temps. 1° Il y a quelque chose parce qu’il est impossible qu’il n’y ait rien. 2° Tout ce qui existe effectivement est contingent. Nul besoin, par conséquent, du Dieu du théisme classique –l’être absolument nécessaire- pour répondre à la grande question leibnizienne. Dans ce qui suit, nous proposons un examen critique de cette thèse (1), une défense de la position classique (2) et une interprétation générale de l’entreprise philosophique de Quentin Meillassoux (3). 1. EXAMEN CRITIQUE DE LA THESE DE MEILLASSOUX 1.1. Comment retrouver le « Grand Dehors » quand on est idéaliste ? Pour établir sa thèse fondamentale Meillassoux part de loin. Il estime en effet nécessaire, avant de s’engager dans la quête métaphysique, de renverser le paradigme qui domine selon lui la philosophie de la connaissance occidentale depuis Kant, et qu’il nomme le « corrélationnisme » : « Par corrélation, nous entendons l’idée suivant laquelle nous n’avons jamais accès qu’à la corrélation de la pensée et de l’être, et jamais à un de ces termes pris isolément. Nous appellerons donc désormais corrélationnisme tout courant de pensée qui soutiendra le caractère indépassable de la corrélation ainsi entendue. »1 Il s’agit donc, grosso modo, de l’idéalisme sous l’ensemble de ses variantes. Jusqu’ici, le projet paraît simple, et tout réaliste approuvera le projet de renverser le corrélationnisme. Mais rapidement, tout se complique. Car Meillassoux n’entend pas réfuter tout bêtement l’idéalisme ; il envisage plutôt de le subvertir. Son entreprise consiste à dépasser le corrélationnisme « de l’intérieur », par radicalisation de ses propres principes et non par pur et simple refus de ses prémisses. Meillassoux accepte en effet comme parfaitement valable le principe 1 Après la finitude, essai sur la nécessité de la contingence [2006], p. 18 2 fondamental de l’idéalisme selon lequel la chose en soi est non seulement inconnaissable (« corrélationnisme faible » = kantisme), mais inconcevable (« corrélationnisme fort »). Cela remonte à l’argument de Berkeley tendant à prouver qu’il est impossible d’affirmer l’existence d’un objet non-pensé : « Pour concevoir la possibilité pour les objets de votre pensée d’exister hors de l’esprit […] il faudrait que vous les conceviez comme existants non conçus ou non pensés, ce qui est une incompatibilité manifeste.»2 Cet argument de Berkeley nous paraît sophistique. Nous y reviendrons. L’essentiel pour le moment est de retenir que Meillassoux l’accepte. Il va de soi, pour lui, que le réalisme « naïf » ou « dogmatique » est inacceptable.3 Le réalisme meillassouxien ne consistera donc pas à refuser en bloc l’idéalisme, mais à en accepter d’abord les principes pour se demander ensuite comment en sortir. Il accepte d’ailleurs si bien les prémisses idéalistes qu’il en vient à présenter comme un problème philosophique réellement sérieux la question de savoir si les énoncés de la science portant sur des états de l’univers antérieurs à l’apparition de l’homme ont vraiment un objet. 1.2. Le Monde existait-il avant l’apparition de l’homme ? De fait, si l’on part du principe esse est percipi, on est contraint de nier l’existence des choses lorsque personne n’est là pour les percevoir. Les variétés d’idéalisme moins radicales sont également touchées par le problème : ainsi l’idéalisme kantien rend-il incompréhensible l’existence d’un temps antérieur à l’apparition de l’humanité, source originaire de toute temporalité. Cette difficulté traverse enfin toute la phénoménologie jusqu’au relativisme post-moderne. Comment interpréter l’existence des fossiles quand on est kantien ? Quel statut donner aux descriptions du passé antérieur à l’émergence de la conscience quand on est berkeleyen ? Peut-on dire que Ramsès II est mort de la tuberculose quand on croit que la tuberculose n’existait pas avant sa découverte ? Nous avouerons n’avoir pas de réponse4… 2 Georges BERKELEY, Principes de la connaissance humaine [1710], § 23, trad. Berlioz, GF 1991, pp. 77-78 3 Les raisons logiques de ce refus ne sont pas vraiment explicitées ; les motifs idéologiques de ce rejet, en revanche, forment le présupposé de l’ouvrage. L’impossibilité de la métaphysique réaliste est constamment présentée par Meillassoux comme une évidence, une sorte d’acquis du Progrès, dont il suggère à de nombreuses reprises les implications morales : on sent bien, à le lire, que la métaphysique a partie liée avec tout ce que la Terre a pu porter de moins recommandable. Les bénéfices moraux de l’abandon de la métaphysique suffisent ainsi à le justifier, sans qu’il soit besoin de l’argumenter théoriquement. Le primat de l’éthique nous semble évident chez Meillassoux, comme chez Kant. Pour Meillassoux, la métaphysique ne saurait soutenir ce que la morale réprouve. 4 Si d’aventure le lecteur doute que des philosophes puissent sérieusement poser de tels problèmes, voici quelques exemples : M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 494 : « Rien ne me fera jamais 3 Mais plutôt que de voir dans ce genre de problèmes la réfutation par l’absurde des prémisses idéalistes qui conduisent à les poser, Meillassoux se propose une tâche absolument redoutable : trouver un moyen de refuser la conclusion tout en acceptant les prémisses, autrement dit : sortir de la prison idéaliste sans bouger de sa cellule. Meillassoux est tout autant que nous soucieux d’affirmer la réalité du passé et en particulier de fonder les énoncés de la science portant sur des états de l’univers antérieurs à toute conscience transcendantale, mais il tient à le faire sans contredire le principe de Berkeley et tout en affirmant la vérité du matérialisme. Entreprise acrobatique, qui rappelle les contorsions des phénoménistes russes du début du 20ème siècle –Bazarov, Bogdanov et Chernov- pour échapper à l’accusation d’idéalisme sans renier leurs principes subjectivistes.5 Mais passons. Meillassoux se propose donc de rejoindre ce qu’il appelle le « Grand Dehors », c’est-à-dire le réel, de l’intérieur même de la corrélation Sujet-Objet ou Pensée-Être. Essayons de retracer les étapes de cette grande évasion. Rappelons l’objectif : trouver quelque chose dont la réalité ne soit pas dépendante de la pensée du sujet connaissant. De ce point de vue, l’entreprise ressemble à celle de Descartes, comme Meillassoux le dit lui-même : « Notre démarche est homologue à celle que suit Descartes […] Nous tentons en effet à son exemple de nous extraire d’un cogito, en accédant à un absolu susceptible de fonder le discours (ancestral) de la science. Mais ce cogito n’est plus le cogito cartésien : c’est un « cogito corrélationnel », qui enferme la pensée dans un vis-à-vis avec l’être, qui n’est qu’un face-à-face masqué de la pensée avec elle-même.6 » Le problème est redoutable. Car si l’on accepte le principe de Berkeley, comme c’est le cas de Meillassoux, alors même le kantisme est un réalisme dogmatique, puisqu’il continue d’affirmer l’existence d’une chose en soi non pensée. La seule position tenable semble donc l’idéalisme absolu, qui affirme non comprendre ce que pourrait être une nébuleuse qui ne serait vue par personne. La nébuleuse de Laplace n’est pas derrière nous, à notre origine, elle est devant nous, dans le monde culturel. » M. HENRY, « Philosophie et subjectivité » in De la subjectivité, tome II : « Constamment je fais l’épreuve du monde, je fais l’épreuve de ce sol sur lequel mon pied se pose. Mais le sol, lui, ne s’éprouve pas lui-même, il n’est rien pour lui et ainsi il n’est rien. […] la subjectivité est ce qui me donne le monde à chaque instant et, si nous entendons par monde le tout de ce qui est, elle est le fondement de toutes choses, l’absolu auquel elles renvoient toutes et sans lequel elles ne seraient pas. » (c’est nous qui soulignons). On lira aussi Bruno LATOUR, qui donne un bon exemple de relativisme post-moderne dans « Ramsès II est-il mort de la tuberculose ? », La Recherche, mars 1998, n° 307, p. 84-85. Constamment, la ratio cognoscendi des choses est confondue avec leur ratio essendi : bref, pour tous ces auteurs, esse est percipi (aut percipere). 5 Pour une critique au vitriol de ces malheureux philosophes, on lira Vladimir I. LENINE, Matérialisme et empiriocriticisme [1909], éditions de Moscou, 1962, chapitre 1, §4 « La Nature existait-elle avant l’homme ? », pp. 75-86 6 Après la finitude, p. 69 4 seulement que les formes de l’objet sont relatives au sujet connaissant, mais son existence même. Comment Meillassoux va-t-il s’en sortir ? Voyons cela. 1.3. Si l’inconcevable était possible, l’idéalisme serait vaincu Plutôt que de remettre en cause le principe de Berkeley, Meillassoux s’attaque à un autre principe, le « principe de concevabilité », qui pose l’équivalence, au moins en droit, du concevable et du possible. Aux termes de ce principe : tout ce qui est métaphysiquement possible est concevable et tout ce qui est concevable est métaphysiquement possible. Il suit de ce principe que tout ce qui est inconcevable est impossible. Meillassoux refuse uploads/Philosophie/ meillassoux-refute.pdf

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