1 Vincent Bouchard UNE LECTURE DU CONCEPT DE MEDIUM CHEZ CHRIS MARKER On retrou
1 Vincent Bouchard UNE LECTURE DU CONCEPT DE MEDIUM CHEZ CHRIS MARKER On retrouve, dans l'ensemble de l'œuvre de Chris Marker une réflexion autour des notions de medium, de support, de technique littéraire, audiovisuelle et numérique – entre autres. Dans un article sur la Lettre de Sibérie, André Bazin remarque que ce film est "un essai en forme de reportage cinématographique sur la réalité sibérienne passée et contemporaine. Le mot important étant celui d'essai entendu dans le même sens qu'en littérature : essai à la fois historique et politique encore qu'écrit par un poète". (André Bazin, Chris Marker, Lettre de Sibérie, 30 octobre 1958, p. 258). Ce film ne fait pas exception : La Jetée questionne le mouvement et l'image photographique. Dans Sans Soleil, le medium est envisagé comme un support de la mémoire. Deux idées reviennent régulièrement : la première concerne notre rapport à la connaissance du monde. La seconde explore l'évolution de ce rapport. La petite tape de l'ange Toute invention est en fait une réinvention et une réalisation collective. Chris Marker introduit cette idée dans le prologue de Level Five : Est-ce que tout ça peut être autre chose que les jouets d'un vieux fou qui nous a crée pour les lui construire ? Imaginer un homme de Neandertal qui a la vision de cette chose là dans sa tête, un flash de ville la nuit, avec ses mouvements et ses lumières. Il ne sait rien de ce qui compose cette chose, il a juste une vision poétique, pleine de mouvements et de lumières. Il a vu une mère de lumières. Il ne sait pas faire le tri entre toutes les images qui se posent à l'intérieur de sa tête, comme des oiseaux, aussi rapides et irrattrapables que des oiseaux. Pensée, souvenirs, vision, pour lui tout revient au même, une espèce d'hallucination qui lui fait peur. C'est une vision du même ordre qu'a eu William Gibson en écrivant New Romancer, et en inventant le cyber space (Citation extraite du commentaire de Level Five). Chris Marker revient sur cette idée lorsqu'il insère dans le monologue de Laura la légende de la tradition juive, La petite tape de l'ange : Une seconde avant notre naissance, on sait tout sur tout. Platon disait la même chose. Mais une seconde plus tard, un ange, d'une petite tape, efface cette mémoire. Pour que l'homme ait l'honneur de tout redécouvrir. S'il en est capable (du commentaire de Level Five). Toute technologie est déjà au monde : l'homme ne fait que la redécouvrir. L'essence de la technique moderne reste ignorée longtemps après son apparition. Comme toute chose essentielle, la technique moderne reste en retrait. Heidegger 2 nous démontre que ce retrait est du à l'invention précoce de toutes ces choses essentielles ; elles nous proviennent des tous premiers temps : Tout ce qui est essentiel (alles Wesende), et non pas seulement l'essence de la technique moderne, se tient partout en retrait le plus longtemps possible. Néanmoins, sous le rapport de sa puissance rectrice, il demeure ce qui précède tout autre chose : ce qui vient des tous premiers temps (Martin Heidegger, Essais et conférences, La question de la technique, 1996, p. 30). Pour avancer cette idée, Heidegger s'inspire des penseurs grecs. L'essence de la technique moderne est présente au monde depuis l'aube originelle. Cependant, elle ne se manifeste à l'homme que de manière tardive et indirecte. Tardive, parce que l'homme n'a pris conscience du rôle de l'essence de la technique moderne, qu'après avoir été pro-duit. L'homme est en mesure de prendre conscience de cet événement : cela ne veut pas forcément dire qu'il en prend conscience immédiatement. La preuve la plus évidente est que la conception instrumentale et anthropocentrique de la technique est encore largement répandue. Indirecte, car la technique moderne est un dévoilement. L'homme est pro-voqué par une interpellation rassemblée dans l'Arraisonnement. L'homme est mis en demeure de commettre – ou dévoiler – le monde comme fonds. Cet événement est toujours en relation avec l'homme, mais il n'a pas lieu dans l'homme ni par lui. Ceci correspond à une conception non instrumentale de la technique. Cependant, ce destin du Gestell – ou Arraisonnement –, n'est pas à prendre dans un sens déterministe. Tant que l'homme ne prend pas conscience de cette force qui le pousse à dévoiler le monde comme fond, il est assujetti à la technique moderne. En ce sens, ce destin du Gestell, est le véritable danger pour l'homme. Heureusement, comme nous le dit Hölderlin : Mais, là où il y a danger, là aussi Croît ce qui sauve. L'homme peut reprendre sa liberté, en choisissant de prendre conscience de ce Gestell. Le débat, pour reprendre les termes utilisés la séance précédente, ne se situe plus entre techno phobie et techno philie, mais entre conscience et inconscience de l'Arraisonnement. Pour Heidegger, c'est le rôle du poète de nous aider à démystifier la technique moderne. Marker se situe dans cet intervalle : l'une des lignes de réflexion de ses essais consiste à nous questionner sur notre 3 rapport à la technique. En particulier quand ces techniques changent ; ce sera mon second point. Voir la progression ? Dans chacune de ses œuvres, Chris Marker amorce une réflexion sur nos sociétés. Il produit également – dans le même temps – un questionnement auto réflexif sur le medium utilisé. Marker joue sur cette interchangeabilité des media. Par exemple, il connaît parfaitement les capacités et les limites de la présentation sur CD-ROM. Dans Immemory, il va les exploiter pour nous. Il nous montre les capacités spatiales de la technologie numérique : contrairement à la technique audiovisuelle, le spectateur peut construire sa séquence sans être assujetti à une ligne temporelle fixe. Il explore cette technique jusqu'à ces limites. Si on suit le raisonnement de Raymond Bellour, le fantasme technologique de Marker serait un DVD-ROM. Ce medium permettrait de présenter, dans une résolution satisfaisante, des séquences – nouvelles ou recyclées de ses films. L'idéal serait de pouvoir suivre, à travers une idée, un thème ou un concept, des séquences d'images, sans être subordonné au cadre unique, fixé par le réalisateur au montage. Immemory explore également le rapport du support numérique à la lecture linéaire classique. Dans la section commandes, il est indiqué : « Conseils : Ne zappez pas, prenez votre temps ». Des signaux visuels apparaissent sur l'écran, en fonction du trajet de la souris ou du temps passé à explorer une fenêtre. Par ce biais, Chris Marker réinstaure des contraintes temporelles, qui théoriquement, ne doivent plus réglementer la visite d'un CD-ROM ! L'argument décisif, concernant cette possible interchangeabilité des media est la question de l'oubli. Laurent Roth constate : Des films de Chris Marker, j'éprouve de la difficulté à me souvenir : il m'en reste le ravissement, mais pas d'image. Y aurait-il, chez tout spectateur de ses films, une secrète conspiration de l'oubli, conforme au mythe de la naissance raconté dans Level Five ? Nous sortirions d'un film de Chris Marker comme du ventre de notre mère, plein de toute la connaissance, et c'est un ange bizarre qui viendrait, d'une petite tape, nous faire perdre la mémoire ? (Laurent Roth, D'un Yakoute affligé de strabisme, 1997, p. 9). Le même effet est produit par le CD-ROM : on se souvient d'une photo, d'un thème, d'un nom. Par contre, se souvenir d'un parcours demande beaucoup de concentration. Comme dans les films, la superposition des supports médiatiques crée une saturation chez le spectateur : on est submergé, on perd le contrôle de 4 sa spectature. Ainsi, quelque soit la technologie utilisée, Chris Marker nous emmène là où il veut. En créant ce lien, en explorant cette fracture entre les media classiques et les nouveaux media – je préfère parler de technologie numérique – Chris Marker met le doigt sur un des mythes de la technologie moderne : chaque medium serait indépendant, chaque évolution technologique serait une révolution, une cassure définitive dans l'histoire des techniques. Aucune technologie n'est immanente : au contraire, les techniques s'imbriquent les unes dans les autres, suivant des agencements complexes et parfois imprévisibles. De plus, dès qu'on envisage la technique sous un aspect non instrumental, on ne peut plus l'isoler d'une perspective large, incluant son contexte historique et social. On peut suivre les évolutions, les ruptures, les bifurcations, les développements parallèles, de la main de l'homo sapiens à la programmation flash. André Leroi- Gourhan, dans Le Geste et la parole, propose un parallèle entre l'évolution des moyens d'expression et la recherche d'un équilibre entre la main et les organes faciaux. L'homme, en devenant un bipède, a libéré sa main puis sa bouche. La main prend un rôle préhenseur. Sa bouche – et plus largement sa face – peut alors prendre un rôle d'expression. On peut pousser cette réflexion jusqu'aux techniques actuelles : la souris et le clavier ne sont que des prolongements de la main ; l'écran – et la carte vidéo qui le rend actif – est un interface destiné à l'œil. Chaque medium est au croisement de plusieurs technologies : il faut uploads/Philosophie/ bouchardune-lecture-du-concept-de-medium-chez-chris-marker.pdf
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- Publié le Jui 09, 2021
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