RESET Recherches en sciences sociales sur Internet 10 | 2021 Savoirs incertains

RESET Recherches en sciences sociales sur Internet 10 | 2021 Savoirs incertains Savoirs incertains. Étudier « complots » et « vérités » à l’ère numérique Introduction Henri Boullier, Baptiste Kotras et Ignacio Siles Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/reset/2698 ISSN : 2264-6221 Éditeur Association Recherches en sciences sociales sur Internet Référence électronique Henri Boullier, Baptiste Kotras et Ignacio Siles, « Savoirs incertains. Étudier « complots » et « vérités » à l’ère numérique », RESET [En ligne], 10 | 2021, mis en ligne le 13 mai 2021, consulté le 20 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/reset/2698 Ce document a été généré automatiquement le 20 mai 2021. © Association Recherches en sciences sociales sur Internet Savoirs incertains. Étudier « complots » et « vérités » à l’ère numérique Introduction Henri Boullier, Baptiste Kotras et Ignacio Siles 1 C’est aujourd’hui devenu un lieu commun que d’affirmer que le web a démultiplié la circulation et l’écho reçu par les théories du complot. En France, l’attaque des activistes de QAnon sur le Capitole en janvier 2021, et avant cela les attentats de 2015, ou encore la série d’enquêtes commanditées par la Fondation Jean Jaurès sur la thématique du conspirationnisme, ont constitué des points de fixation pour de nombreux discours alarmistes sur la propagation de « fausses nouvelles » sur internet1. Le contexte pandémique dans lequel nous vivons depuis mars 2020, caractérisé par un haut niveau d’incertitude et l’entrecroisement complexe de controverses scientifiques, politiques, ou encore géostratégiques, a renforcé l’emprise de l’idée selon laquelle le web et les médias sociaux contribueraient aujourd’hui massivement à la désinformation du public. De fait, en réduisant le pouvoir de gatekeeping des journalistes sur l’espace public, et en facilitant l’accès à la publication pour le plus grand nombre, la massification du web social a rendu visibles un certain nombre de récits, positions, ou idéologies qui jusqu’ici n’accédaient que peu ou pas à l’espace public (Cardon, 2010). Simultanément, les logiques affinitaires qui concourent à la hiérarchisation algorithmique de l’information en ligne sur nombre de plateformes (Beer, 2017; Gillespie, 2014) ont pu contribuer à la formation de « bulles informationnelles », espaces idéologiquement homogènes et relativement hermétiques, tendant à conforter les croyances de l’individu plutôt qu’à l’exposer à des discours contradictoires. 2 Si ces constats sont aujourd’hui bien documentés dans la littérature, la compréhension de ce qu’il est courant d’appeler « conspirationnisme », « complotisme », ou « fake news » demeure – au moins en France – lacunaire : elle manque à la fois d’un cadre conceptuel rigoureux et partagé, apte à rendre compte de la complexité des reconfigurations en cours, et d’enquêtes empiriques ancrées dans la matérialité des Savoirs incertains. Étudier « complots » et « vérités » à l’ère numérique RESET, 10 | 2021 1 phénomènes variés que désignent ces vocables. Pour y parvenir, nous proposons de croiser des littératures rarement amenées à dialoguer sur ces objets de recherche : la sociologie pragmatique, équipée pour penser les conditions sociales d’élaboration et de circulation de la critique ; la sociologie du numérique, et la grande variété des études sur les cultures du web, l’effet politique des algorithmes, ou les usages sociaux de l’information, largement ignorées par les discours dominants sur le conspirationnisme ; et enfin, les science and technology studies, attentives à la matérialité des savoirs, aux controverses, ancrées dans une exigence de symétrie plus que jamais nécessaire pour penser ces phénomènes. Prenant appui sur les enquêtes réunies dans ce dossier sur les « savoirs incertains », ce numéro thématique souhaite ainsi proposer une contribution à la fois empirique et théorique à l’étude des tensions nouvelles qui, jusque sur le web, caractérisent aujourd’hui la production sociale de la vérité. 3 Après avoir présenté et discuté les principaux courants de la littérature ayant abordé cette question en sciences sociales, nous discuterons les choix terminologiques ainsi que le cadre théorique que nous proposons pour l’analyse des phénomènes rassemblés sous l’étiquette du conspirationnisme. Nous terminerons cette introduction en présentant les cinq articles qui contribuent à ce numéro. Heurs et malheurs de la catégorie du complot en sciences sociales Biais, manques, folies : le « paradigme pathologisant » du conspirationnisme 4 Réaliser une synthèse des travaux ayant porté sur les « théories du complot »2 est une gageure, tant le thème a suscité d’écrits depuis une trentaine d’années, en France et dans les pays du Nord. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous chercherons ici à restituer un certain nombre de traits saillants et de courants dans cette abondante littérature. Nous renvoyons par ailleurs au très impressionnant – et très complet – travail de synthèse réalisé dans la revue Champ pénal par Pierre France (2019). Ce dernier montre notamment l’intérêt croissant des sciences humaines et sociales françaises, à partir des années 1980, pour la question des théories du complot, sous l’impulsion d’historiens libéraux tels que Léon Poliakov (1980) ou Pierre Nora (1981), spécialisés dans l’historiographie de l’antisémitisme, et préoccupés de ses résurgences contemporaines3. Ces travaux, précurseurs d’une lignée d’ouvrages aux positionnements similaires (Taguieff, 2004, 2006), s’inscrivent dans une approche résolument fonctionnaliste qui voit dans le complotisme la réponse d’un corps social travaillé par la « modernité » (sans que celle-ci ne puisse être définie de manière consensuelle). Il s’agit alors de débusquer les avatars d’une « rhétorique » invariable malgré ses reformulations au fil de ses réapparitions dans diverses époques (troublées, toujours)4. Ces travaux tendent ainsi à faire des « théories du complot » un objet clé-en- main, catégorie anhistorique et transparente, qui ignore entièrement les effets de labellisation, les accusations croisées et les dynamiques d’inclusion et d’exclusion qu’elle met en jeu. 5 Outre ces travaux historiques, ancrés dans le paysage intellectuel français, France (2019) identifie un second courant, d’origine étatsunienne et d’importation plus récente dans le débat hexagonal, issu de la psychologie sociale. À la suite de l’ouvrage Savoirs incertains. Étudier « complots » et « vérités » à l’ère numérique RESET, 10 | 2021 2 pionnier de Richard Hofstadter, The Paranoid Style in American Politics (2008), paru pour la première fois en 1964, ce courant se caractérise originellement par son recours au champ lexical de la pathologie mentale (obsession, paranoïa), et cherche à objectiver (souvent par le biais d’enquêtes quantitatives ou d’expérimentations sociales) les facteurs amenant les individus à « adhérer » à un énoncé complotiste – catégorie qui là non plus n’est pas interrogée en tant que telle. L’ambition est plutôt d’éclairer le profil psychosocial du « complotiste » et les ressorts cognitifs de son investissement, toujours conçu comme une « adhésion forte, inconditionnelle et pathologique » (France, 2019, pp. 10). 6 Ce type d’approches connaît depuis quelques années un regain d’intérêt dans certains secteurs de la recherche française, comme en témoigne la traduction de l’ouvrage de Hofstadter en 2012. Gérald Bronner est sans doute l’incarnation par excellence de cette posture, qui résonne par ailleurs fortement avec les cadrages médiatiques ordinaires du phénomène (Kreis, 2015). Ostensiblement centrée sur les « biais » individuels de la croyance, inspirée par les sciences comportementales et neurologiques, son approche partage avec la littérature décrite précédemment un positivisme à toute épreuve, qui présuppose l’évidence de la frontière entre le « vrai » et le « faux ». Elle témoigne d’une conception explicitement normative qui voit dans le « complotisme » le résultat de la « démagogie cognitive » d’énoncés « fondés sur un effet de dévoilement qui flatte les pentes les moins honorables et pourtant les plus intuitives de notre esprit » (Bronner, 2015, pp. 11). Cette approche réactive in fine une conception aristocratique de l’espace public où le grand nombre, aisément dupé, doit en bonne logique s’effacer au profit des savants. D’où viennent ces contre-récits ? Que contiennent-ils précisément ? Comment sont-ils mis en circulation, appropriés, investis par des publics variés ? Ces questions demeurent intactes. Surtout, alors même que la diffusion d’internet est toujours considérée comme un facteur crucial dans le succès des récits conspirationnistes, cette approche souffre d’un déficit important d’enquêtes empiriques sur le sujet, et ignorent très largement les méthodes et les résultats des sciences sociales du numérique5. 7 Au niveau international, cette approche marquée par la psychologie sociale s’est traduite au cours des dernières décennies par un grand nombre de travaux, notamment en science politique. Le travail de Hofstadter a ainsi profondément influencé un grand nombre d'études qui tendent à disqualifier les « théories du complot » comme exemples de « mauvaise science », ou comme croyances déraisonnables, irrationnelles, voire délirantes. Butter et Knight (2018, pp. 34) qualifient les recherches dérivées de cette approche de « paradigme pathologisant », qui n’envisagent les théoriciens du complot comme des groupes de « radicaux » ou de « paranoïaques » opérant en marge de la société. C’est notamment l’approche implicite de Sunstein et Vermeule (2009), pour qui les théories du complot sont des « épistémologies infirmes » (crippled epistemologies, p.211), définies uniquement en négatif comme résultant de manques d’information ou de failles logiques individuelles. 8 À partir des années 1990, des travaux en psychologie sociale ont ainsi été consacrés à l’identification des motivations et des facteurs psychologiques qui uploads/Philosophie/ boullier-kotras-siles-reset-2021-savoir-incertains.pdf

  • 72
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager