LE NOMBRE ENTIER ENTRE SYNTAXE ET SEMANTIQUE Jean-Louis GARDIES J’essaierai d’é
LE NOMBRE ENTIER ENTRE SYNTAXE ET SEMANTIQUE Jean-Louis GARDIES J’essaierai d’éclairer d’emblée les deux termes, selon les goûts, techniques ou prétentieux, dont le souci de faire bref encombre mon titre. Syntaxe vient du verbe grec qui désigne l’action de disposer ou de composer ensemble ; sémantique vient du verbe grec marquer d’un signe ou signifier. L’originalité de la conception grecque des mathématiques, dont nous avons hérité, tient beaucoup à ce qu’elles se présentent sous une forme proprement syntaxique. On y dispose d’abord les propositions admises comme indémontrables, qu’elles soient considérées comme évidences ou comme conventions ; on y introduit aussi des définitions, dont il faudra la plupart du temps admettre qu’elles-mêmes renvoient en fin de compte à leur tour à des termes premiers indéfinis. Si la construction syntaxique est réussie, c’est que les inférences qui y ont présidé sont parfaitement légitimes, assurant que l’ensemble n’est ni moins ni plus vrai que les assises sur lesquelles nous avons appuyé ses fondations. Comme chacun sait, cet ensemble resterait tout aussi cohérent et les conditions de sa vérité resteraient aussi peu discutables si nous remplacions certains des termes premiers indéfinis dont il eût été difficile que nous nous passions, par des chaises, des tables ou des chopes de bière, pour reprendre la boutade de Hilbert. Peut-être faut-il attribuer cette relative primauté logique habituellement reconnue à la syntaxe sur la sémantique dans nos disciplines déductives à une certaine prédominance du modèle de la géométrie, dont on comprendra peu à peu que notre obligation de postuler les ultimes fondements tient moins à quelque immédiate évidence qu’à leur nature logiquement arbitraire. Bien que les ultimes fondements qui sont à la base de l’arithmétique soient évidemment beaucoup moins arbitraires que ceux de la géométrie, il semble néanmoins, si l’on observe les livres proprement arithmétiques des Éléments d’Euclide, que, chez l’auteur grec, la science des propriétés du nombre entier se soit elle-même élaborée sur ce même mode qu’on dit aujourd’hui hypothético-déductif. À cet égard j’avais déjà fait observer, dans une étude précédente 1, que l’axiomatique sur laquelle s’appuyait l’arithmétique euclidienne était elle-même d’une amplitude moindre que celle sur laquelle devait s’appuyer la géométrie. J’avais essayé de montrer d’abord que les recours, que des commentateurs avaient cru pouvoir déceler, dans les livres arithmétiques des Éléments (VII, VIII et IX), à certains résultats obtenus dans les livres antérieurs, en particulier dans le livre II et le livre V, n’étaient nullement fondés et que ces livres arithmétiques ne faisaient non plus aucun appel à ce que l’auteur euclidien avait caractérisé comme ses postulats. Mon étude aboutissait à cette conclusion que l’axiomatique de l’arithmétique euclidienne reposait essentiellement sur les trois premières notions communes (communes à l’arithmétique et à la géométrie) placées en tête des 1 « Sur l’axiomatique de l’arithmétique euclidienne », in Oriens-Occidens, Cahiers du Centre d’Histoire des Sciences et des Philosophies Arabes et Médiévales, n° 2, Paris, 1998, pp. 125-140. 12 LE NOMBRE ENTIER ENTRE SYNTAXE ET SEMANTIQUE Éléments d’une part, et d’autre part sur les définitions proprement arithmétiques, placées de ce fait en tête du premier des livres arithmétiques. Or les trois premières notions communes énonçaient les propriétés majeures de la relation d’égalité, englobant dans cette notion deux choses qu’on ne distinguera que beaucoup plus tard, à savoir d’une part la congruence, plus exactement encore les diverses formes de congruence, que le géomètre doit effectivement postuler, et d’autre part l’identité, à laquelle peut se réduire l’égalité arithmétique, et dont nous serons amenés à voir qu’on peut, d’une certaine manière, l’exprimer logiquement. Quant aux définitions placées en tête du livre VII, je me contenterai de rappeler ici les conclusions auxquelles j’étais précédemment arrivé, à savoir que la plupart d’entre elles peuvent être considérées comme de remarquables définitions nominales, permettant notamment d’obtenir la soustraction, la multiplication, la division, les notions de partie ou de multiple, à partir de la seule addition. En revanche, cette notion d’addition n’était elle- même ni définie ni explicitement postulée, bien qu’elle fût déjà impliquée dans les deux premières prétendues définitions, celle d’unité et celle de nombre (« multitude composée d’unités »), qui cette fois n’avaient nullement le caractère de définitions au sens moderne de ce mot. Bref mon étude soulignait que la démarche des livres arithmétiques d’Euclide, tout aussi syntaxique dans son cheminement que celle des livres géométriques, qu’elle imitait en quelque sorte, reposait dans ses derniers fondements ou, si l’on préfère, dans ses premiers principes, sur une admission assez aveugle de ce qu’étaient le nombre en général et les différents nombres en particulier, dont Platon avait déjà montré quelles difficultés soulevait leur intégration à la logique du discours ordinaire. Frege lui-même a attiré l’attention sur le passage de l’Hippias majeur 2, où Socrate fait valoir à son interlocuteur que les nombres semblent enfreindre les principes les plus élémentaires de la logique inhérente à nos langues vernaculaires : toi Hippias et moi Socrate, chacun de nous est un ; et pourtant on dira que, toi et moi, nous sommes deux, alors que ni toi ni moi ne le sommes ; comment un caractère étranger à chacun d’entre nous peut-il ainsi nous être commun ? et comment ce qui ne s’applique en rien à notre communauté, de toi à moi, peut-il se retrouver à la fois chez toi et chez moi ? pourquoi la dualité, et plus généralement le nombre, échappent-ils aux règles syntaxiques auxquelles n’échappent ni la beauté, ni la santé, ni la vieillesse, ni la justice, ni la noblesse, ni la science, ni la plupart de nos habituels prédicats ? Quel que soit mon respect pour Kant, je me sens obligé de dire que son recours à la notion de jugement synthétique a priori ne nous explique en rien ce que veut dire déjà que un plus un fassent deux. Car enfin l’évidence d’une telle proposition ne s’impose qu’à la double condition : 1) qu’elle veuille dire quelque chose (ce qui nous renvoie à la sémantique) ; 2) que ce qu’elle veut dire soit, en fin de compte, de quelque manière, tautologique. Ceci, à la fin du XIXe siècle, Cantor et Frege, chacun de leur côté, l’ont compris et, chacun à leur manière, exprimé. Mais je ne saurais donner meilleur résumé de l’essentiel de leur analyse du concept de nombre qu’en reproduisant celui qu’en ont proposé les plus brillants de leurs commentateurs sur ce point ; d’autant que, ce faisant, ils retrouvaient (consciemment ou à leur insu) les propos et les accents qui avaient été ceux-là mêmes de Platon 3 : Un nombre n’est pas un objet au sens propre mais une propriété. Les objets, dont un nombre est la propriété, ne peuvent pas être les objets dénombrés eux-mêmes, puisque chacun de ces objets n’est qu’un, en sorte qu’on ne pourrait ensuite absolument pas obtenir un nombre différent de un. En 2 300 a-302 b. 3 David Hilbert und Wilhelm Ackermann, Grundzüge der theoretischen Logik, 5. Auflage, Berlin-Heidelberg-New York, Springer, 1967, p. 150 et s. La suite de notre exposé reprend pour l’essentiel le contenu de ce texte magistralement simple. JEAN-LOUIS GARDIES 13 revanche, le nombre se laisse interpréter comme une propriété du concept sous lequel on réunit les individus dénombrés. Ainsi, continuent Hilbert et Ackermann, le fait, par exemple, qu’il y ait cinq parties du monde ne signifie certes pas que chaque partie du monde soit cinq ; mais bien que c’est une propriété du prédicat « être une partie du monde », de convenir à exactement cinq objets. Pour comprendre ce que signifie que un plus un fassent deux, il faut d’abord nous entendre sur ce que signifient respectivement les termes un et deux. J’observe que je viens d’utiliser à deux reprises le verbe signifier ; nous sommes en effet dans la sémantique. Que tel concept ou prédicat, que je désignerai par P, ait donc la propriété un (ou, si l’on préfère, le cardinal un) signifie non seulement qu’il existe au moins un objet x tel que Px, mais aussi qu’il n’existe pas d’autre objet y tel que Py, définition que je peux représenter de la manière suivante : 1 (P) = df ∃ x [Px & ∀ y (Py ⇒ x est identique à y)] Ceci fait apparaître immédiatement que notre intelligence de ce qu’est le nombre 1 présuppose que nous sachions ce que signifie l’identité. Si l’on s’accorde sur la définition de celle-ci, dont on fait quelquefois remonter l’origine jusqu’à Leibniz. a est identique à b = df ∀ Q (Qa ⇒ Qb), Q étant un prédicat d’individu quelconque, on pourra ainsi considérer qu’on aura réduit la signification de ce que nous entendons par le nombre 1 à un definiens qui appelle deux remarques : 1) ce definiens s’exprime intégralement en termes logiques : à la différence de ce qui se passe en géométrie, où Hilbert lui-même a montré qu’on devait introduire des termes premiers indéfinis proprement géométriques, comme est un point, est une droite, est entre… et…, etc., avant même d’ajouter au système les axiomes sans lesquels on ne pourrait obtenir aucune des propriétés géométriques fondamentales, la définition du nombre uploads/Philosophie/gardies.pdf
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- Publié le Oct 12, 2021
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