Négativité dialectique et douleur transcendantale La lecture heideggerienne de
Négativité dialectique et douleur transcendantale La lecture heideggerienne de Hegel dans le tome 68 de la Gesamtausgabe. CATHERINE MALABOU Université de Paris X-Nanterre Le volume 68 des Œuvres complètes de Heidegger 1 intitulé Hegel n’a pas encore fait, en France, l’objet d’un commentaire systématique. Ce volume, qui a vu le jour en 1993, se compose de deux études. La première regroupe deux séminaires ¢ tenus en 1938-1939 et 1942 ¢ réunis sous le titre : « La Négativité. Une explication avec Hegel sur la base de la négati- vité » 2. La seconde reprend le texte du séminaire de 1942 intitulé « Com- mentaire de l’‘‘ Introduction ’’ à la ‘‘ Phénoménologie de l’esprit ’’ de Hegel » 3. Le peu d’intérêt des lecteurs français pour ces deux études s’explique peut-être par le fait qu’elles apparaissent comme deux entités autonomes, sans véritable lien structurel entre elles. La première, quasi aphoristique, présente une réflexion d’ensemble sur le Système, et la négativité est envi- sagée surtout selon sa signification logique. La seconde dégage le sens de la négativité uniquement à partir de l’expérience de la conscience. En outre, les deux textes semblent n’apporter rien de réellement neuf par rapport à d’autres ouvrages de Heidegger consacrés à Hegel et traduits en français depuis longtemps. On retrouve en effet, dans les séminaires sur la négativité, des analyses déjà présentes dans Qu’est-ce que la métaphysique ? notam- 1. Martin Heideggers Gesamtausgabe, Vittorio Klostermann, Bd 68 : « Hegel », Frankfurt am Main, 1993. 2. Die Negativität. Eine Auseinandersetzung mit Hegel aus dem Ansatz in der Negati- vität. 3. Erläuterung der « Einleitung » zu Hegels « Phänomenologie des Geistes ». Archives de Philosophie 66, 2003 ment, ainsi que dans Etre et temps. D’autre part, ces séminaires annoncent ce qui sera l’objet de « l’entretien (Gespräch) » avec Hegel dans les séminaires de 1956-1957 consacrés à la Science de la logique et publiés dans Identité et différence. La seconde étude, quant à elle, peut donner l’impression de n’être qu’une pâle ébauche de ce que Heidegger développera un peu plus tard dans Hegel et son concept de l’expérience. Une lecture plus attentive des deux études permet toutefois de voir comment elles se répondent malgré leur différence, ou plutôt leur apparente indifférence. C’est bien la nature de cette réponse qui fait la singularité et l’irréductible originalité de ces textes. Quelle est la direction exégétique ouverte par cette réponse ? Dans la première étude, Heidegger montre, de manière tout à fait inattendue, que la négativité dialectique est destinée à manquer son phénomène. Il n’y aurait pas, selon Heidegger, de phénoména- lité spécifique de la négativité dialectique. Au concept de la négation ne correspondrait aucune manifestation. La seconde étude vient apparemment contredire ces conclusions en proposant de définir la négativité hégélienne comme « douleur transcendantale ». Le négatif serait une passion logique, un affect conceptuel, une douleur, dont l’expérience de la conscience est le témoin le plus immédiat. La « douleur transcendantale » est-elle alors la manifestation originaire et privilégiée de la négativité ? Peut-on faire d’elle la « Stimmung » du Système en sa totalité ? Oui et non, répond Heidegger, d’où l’aspect à la fois disjoint et complémentaire des deux études. C’est ce oui et ce non que le présent article se propose d’étudier en leur étrange complicité, afin de dégager les lignes de force d’un commentaire général du volume. Le caractère cursif et parfois fragmentaire des propos regroupés sous le titre Die Negativität n’interdit en rien de dégager les orientations fonda- mentales d’un texte par ailleurs fort clair. Celui-ci se divise en cinq grandes sections : premièrement : « La négativité, l’absence de fond, l’être » ; deuxiè- mement : « Le domaine de questionnement de la négativité » ; troisième- ment : « La différence entre l’être et l’étant » ; quatrièmement : « Éclaircie, absence de fond, néant » ; enfin : « Hegel » 4. Ces cinq titres ne marquent pas, à proprement parler, une progression mais apparaissent plutôt comme des motifs sériels qui présentent, sous une forme épurée et rythmée, les lignes de force du dialogue que Heidegger n’a cessé et ne cessera d’engager avec Hegel dans toute son œuvre. Les séminai- res sur la négativité reprennent en effet des points essentiels, déjà bien connus du lecteur français, de l’« explication » de Heidegger avec Hegel. Ces points reconduisent essentiellement à l’objection majeure que Heidegger 4. « Die Negativität. Das Nichts ¢ der Abgrund ¢ das Seyn » ; « Der Fragbereich der Negativität » ; « Die Unterscheidung von Sein und Seiendem ; « Lichtung- Abgrund- Nichts ». C. MALABOU 266 adresse à la philosophie hégélienne en son ensemble : l’origine de la néga- tivité dialectique n’est pas dialectique. Cette objection est à entendre en deux sens. Heidegger reproche à Hegel de ne jamais rendre compte de la provenance ontologique de la dialectique et de disposer du même coup d’un concept pré-constitué et de ce fait non critiqué du négatif 5. Heidegger affirme d’autre part que la négativité n’est jamais, en un certain sens, que l’autre nom de l’être lui-même. La négativité, comprise de manière essen- tielle, n’est pas un procès logique, mais atteste bien plutôt de l’être comme absence de fond (Ab-grund) 6. Le caractère « sans question (fraglos) » de la négativité hégélienne, le silence sur son être, constituent ainsi la toile de fond de l’enquête critique menée dans les séminaires. Une question essentielle, dégagée dans Etre et temps, réapparaît ici. Dans l’ouvrage de 1927, Heidegger demande : « Pourquoi toute dialectique cherche-t-elle refuge dans la négation sans la justifier elle-même dialectique- ment et sans même pouvoir seulement la fixer comme problème ? A-t-on chaque fois posé le problème de la source ontologique de la négation ou n’a-t-on auparavant encore cherché que les conditions auxquelles le pro- blème du ne...pas et de sa possibilité se laisse poser ? » 7 Dans les séminaires, le caractère non interrogé de la négativité est sans cesse réaffirmé. « Quelle négativité est ici en jeu ? » 8, demande Heidegger. Non interrogé quant à sa provenance, le concept de négativité est une pure abstraction qui se confond avec la généralité vide et indéterminée du non-étant : « Où est l’origine de la négativité ? Où peut-on la saisir de la manière la plus pure ? Au commence- ment ? Dans l’être et le néant ? Cela ne fait aucune différence. » 9 Heidegger justifie cette affirmation en montrant que Hegel ne pense pas le retourne- ment du « ne...pas » dans l’origine en « origine du ne...pas » 10. La première section des séminaires reprend d’autre part des éléments essentiels de la critique du concept hégélien de « néant » menée en 1929 dans Qu’est-ce que la métaphysique ? Le néant, défini comme simple « non- étantité », partage, en tant qu’« immédiateté indéterminée », le même destin que celui de l’être. Dans la philosophie hégélienne, écrit Heidegger, « être et néant se com-posent réciproquement » en tant que tous deux « concordent dans leur indétermination et leur immédiateté » 11. 5. Voir sur ce point les deux premières sections : I. Die Negativität. Das Nichts ¢ der Abgrund ¢ das Seyn et II. Der Fragbereich der Negativität. 6. Die Negativität..., p. 46. 7. Etre et temps, § 58, tr. fr. François Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p. 343. 8. « W elche Negativität ist hier in Spiel ? », Die Negativität, « Hegel », op. cit., p. 20. 9. « W o ist der Ursprung der Negativität ? W o ist sie am reinsten zu fassen ? Im Anfang ? Im Sein und Nichts ? Das ist ja kein Unterschied », p. 23. 10. « Der Ur-sprung des Nicht ¢ das Nicht im Ursprung », p. 29. 11. Qu’est-ce que la métaphysique ? Tr. fr. Henry Corbin, Questions I, Paris, NRF Galli- mard, 1968, p. 69. HEIDEGGER-HEGEL 267 Enfin, les séminaires contiennent les éléments essentiels du débat criti- que exposé plus tard dans « La Constitution onto-théo-logique de la méta- physique » 12. Premièrement, Hegel restreint la signification de l’être à l’effectivité (Sein =Wirklichkeit) ; deuxièmement, la compréhension de la différence (Unterschied) est réduite à l’altérité logique ; troisièmement enfin, l’essence irréductiblement historique de la pensée philosophique demeure tributaire d’une compréhension « historisante » du temps et de l’histoire elle-même. S’ils rassemblent les lignes directrices de la lecture heideggerienne de Hegel, déjà développées ou qui se développeront plus amplement ailleurs, les séminaires sur la négativité n’en ont pas moins un intérêt spécifique. Comme l’annonce leur titre, il s’agit bien pour Heidegger d’engager le débat avec Hegel sur le sens de la négativité, expressément envisagée comme la détermination fondamentale (Grundbestimmung) de sa philosophie 13. Ce n’est certes pas la première fois que Heidegger envisage d’analyser le rôle directeur de la négativité dans la philosophie hégélienne. Mais il n’en fait pas pour autant le pivot du dialogue. Les séminaires représentent en ce sens le seul examen détaillé, au sein du corpus heideggerien, du « négatif » uploads/Philosophie/ negativite-dialectique-et-douleur-trascendental-catherine-malabou-sobre-hegel-desde-heidegger-pdf.pdf
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- Publié le Jui 29, 2021
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