AGENCEMENTS DELEUZIENS, DISPOSITIFS FOUCALDIENS Gilles Deleuze et Michel Foucau
AGENCEMENTS DELEUZIENS, DISPOSITIFS FOUCALDIENS Gilles Deleuze et Michel Foucault renouvellent l’art de poser des problèmes philosophiques sur le mode d’un voisinage paradoxal : critique constante du sujet cartésien ou phénoménologique, pas de côté par rapport à l’insistance sur le sens dans la pensée et par rapport à la structure dans l’abord du langage, mise en valeur de singularités impersonnelles comme caractère du réel, critique de la notion de négativité - qu’elle soit comprise dans la dialectique hégélienne ou dans l’idée lacanienne du manque à être constituant le désir - au profit des « positivités » ; réévaluation de cette organisation du temps qu’on appelle l’Histoire au profit des devenirs chez Deleuze et des ruptures transversales qui traversent les institutions, les savoirs et les pouvoirs chez Foucault ; nouvelle pensée des relations - liaisons disjonctives et rhizomes pour l’un, espaces de dispersion des énoncés pour l’autre -, lecture décisive de Nietzsche pour les deux et compagnonage critique avec Kant etc…on n’en finirait pas de citer des thèmes qui balisent leur proximité. Pourtant ils font de la philosophie de deux façons peut-être incompatibles et en tout cas exclusives : Foucault évite avec génie toute thèse métaphysique alors que Deleuze produit une métaphysique neuve. De cette proximité exclusive témoignent au mieux deux termes : agencements des désirs, des concepts et des créations chez Deleuze, dispositifs des savoirs et des pouvoirs chez Foucault. Ces termes indiquent l’un comme l’autre la distance prise par Deleuze et Foucault, par rapport aux oppositions de base de la philosophie : sujet et objet, sensible et intelligible, connaître et agir etc… Pourtant, ils sont tout sauf équivalents, car les agencements dans leurs devenirs ont une affinité avec l’infini alors que les positivités que Foucault nomme dispositifs sont délimités, précis et ne communiquent aucunement les uns avec les autres. I. Agencements et dispositifs A la fin de mon ouvrage sur Deleuze et la psychanalyse, l’altercation j’appelais de mes vœux –ou plutôt de mon travail à venir…-, une reprise de la notion deleuzienne d’agencement qui pourrait se séparer de sa philosophie de l’infini. Un agencement est une connexion relativement stable entre des termes hétérogènes qui comportent, pourtant, des lignes de déterritorialisation grâce auxquelles du neuf peut se produire entre ces termes : par exemple l’affinité de la guêpe avec l’orchidée ou du guerrier Achille avec l’Amazone Penthésilée, ou des jambes de la femme avec un cheval pris dans un harnais dans un scénario masochiste ,fait entrer ces personnages dans des relations qui sont la nouveauté même, au détriment des rapports de classification, de jugements, de filiation, ou du trop simple plaisir : le devenir-animal de l’Amazone lorsqu’elle piste le guerrier en s’isolant de la meute des Amazones, le devenir- femme 1 d’Achille qui aime à se camoufler et à se déguiser au contact de Penthésilée ne répondent à aucun rapport déterminable a priori, et seules ces synthèses disjonctives créent des blocs de devenir . Des connexions inédites se produisent à la condition que chaque terme - qu’on croyait défini par sa qualité - perde avec celle-ci son identité, et n’entre en relation qu’avec une intensité qui l’attire dans un autre règne, une autre espèce, un autre corps. Un individu suit la pente d’une anomalie par rapport à la meute ou au groupe et cette position d’outsider le fait voisiner avec l’intensité d’un corps qui l’attire. Ce passage de la qualité distincte macromoléculaire à une détermination purement intensive s’effectue grâce à des modifications infinitésimales. Et lorsque la qualité d’un individu caractérisé au niveau macromoléculaire perd sa distinction, elle entre dans un devenir-imperceptible, et un devenir-indiscernable d’un autre. Cette indiscernabilité seule effectue un appel d’air pour une rencontre avec un autre corps. Le calcul leibnizien de l’infini est convoqué par Deleuze pour montrer comment les agencements se déqualifient par le moléculaire. Nietzsche écrivit que les vraies révolutions arrivent à pas de colombe ; Deleuze ajoute que ce n’est pas à l’échelle macroscopique ou « molaire » - comme il aime à dire avec Guattari-, que se produit du nouveau, mais sous l’effet du moléculaire qu’il détermine comme l’infinitésimal leibnizien couplé à l’intensif spinoziste : composition des vitesses relatives des composantes des corps qui entrent dans des rapports d’affects. Mais il y a une difficulté à poser ensemble le caractère positif et précis des agencements avec la manière dont ils sont comme « happés » par l’infini. Car l’infini, ce n’est pas seulement l’infinitésimal chez Deleuze, c’est aussi la presque exténuation qu’atteint une figure, un personnage, lorsqu’il se connecte par un rapport d’intensité à autre chose. Cette exténuation a beau prendre parfois le nom de la mort chez Deleuze 1 comme chez Blanchot, il n’en reste pas moins, dit-il, que cette mort n’est pas négative. « Une fleur qui garderait toute sa vie jusque dans sa sécheresse »2 en est une bonne approximation. Elle n’aurait rien à voir avec la pulsion de mort freudienne, elle serait plutôt cette réduction d’une existence à son style, dans le tracé d’un dessin qui fait l’événement, impersonnel et incorporel, de cette existence. Comment Deleuze peut-il dire à la fois que l’événement d’un devenir s’énonce dans sa précision par un article indéfini, un verbe à l’infinitif , un nom propre qui exprime ce à quoi « on est réduit »3, et que la formule de cet événement jouxte l’infini ? Comment penser ensemble la consistance d’un événement et son affinité avec le chaos qui est défini comme la circulation à vitesse infinie et dans toutes les directions des micro-éléments de la matière ? Le chaotique étant précisément l’indétermination des apparitions et disparitions, quand les particules qui font les corps 1 Deleuze G. et Guattari F. « Vers quel néant le balai des sorcières les entraîne-t-elles ? » « Devenir- intense, devenir- animal, devenir-imperceptible » in Mille Plateaux, Paris, Minuit 1980 p. 304 ; et encore « La musique n’est jamais tragique, la musique est joie. Mais il arrive nécessairement qu’elle nous donne le goût de mourir, moins de bonheur que mourir avec bonheur, s’éteindre. Non pas en vertu d’un instinct de mort qu’elle soulèverait en nous mais d’une dimension propre à son agencement sonore, à sa machine sonore, le moment qu’il faut affronter, où la transversale tourne en ligne d’abolition. » p.367 2 Op.cit. p.308 3 . « On a combiné le ‘tout’, l’article indéfini, l’infinitf-devenir, et le nom propre auquel on est réduit », Op. cit p.344. 2 circulent à une vitesse telle que nulle connexion événementielle ne peut s’y produire ni s’énoncer. C’est ce troisième sens de l’infini, l’affinité avec le chaos, qui fait de la pensée des devenirs une métaphysique, puisque tout individu, corps et expression conjugués, est concerné par la manière dont il « surfe » sur le chaos. Si le terme de métaphysique n’est plus approprié à une philosophie qui parvient à penser les devenirs sans se fonder sur des catégories, on pourra parler pourtant, comme le fait Foucault lui-même, d’une métaphysique de « l’extra-être »4 : tous les devenirs s’entrecroisent en rhizome dans le plan d’immanence dont le philosophe énonce les caractéristiques, puisque chaque devenir se réduit tendanciellement à n’être plus que vitesse des particules qui composent les individus, les forment, les transforment lorsqu’ils sont soumis à déqualification. Ne pourrait-on comparer les dispositifs dont traite Foucault depuis Surveiller et punir avec les agencements deleuziens ? Un dispositif est aussi une positivité, et un réseau impersonnel d’actes, de règles, de rapports. Mais Foucault l’aborde de telle manière qu’il ne peut être conçu que dans une analyse particulière, qui fait rupture avec un arrangement précédent sans qu’il y ait de processus commun à ces deux agencements. C’est même au moment où la pensée réussit à formuler l’idiosyncrasie anonyme qui forme un dispositif que ce dernier peut être mis en évidence. La méthode foucaldienne exclut qu’il fasse nombre avec d’autres dispositifs. C’est ce qu’on a appelé, parfois, le nominalisme de Foucault. Encore faut-il comprendre pourquoi Foucault ne parle de dispositif que lorsque l’un est opposé à un autre, sans que cette étude différentielle inaugure, pour autant, une théorie générale des dispositifs. Il ne s’agit pas tout à fait de nominalisme, puisque ce n’est pas un nom isolé qui se poserait sur une seule chose, c’est un nom qui n’apparaît que dans l’analyse d’une transformation. Il n’y a jamais un dispositif, il y en a toujours au moins deux. Ce qui est disposé n’est déclaré tel que par l’analyse d’un contraste entre plusieurs formations. Peut-être est-ce pour cette raison que Deleuze, dans l’article qu’il consacra à cette question, parla non pas de nominalisme, mais de « pragmatisme, fonctionnalisme, positivisme, pluralisme »5. Je voudrais d’abord revenir sur la manière dont le terme de dispositif a été mis au point dans Surveiller et punir. Car l’usage de la notion s’est tellement généralisé à toutes les enquêtes postérieures et même antérieures de Foucault – dispositif de la sexualité depuis La Volonté de savoir, règles de dispersion des énoncés dans L’Archéologie du savoir , « episteme » comme dispositifs de savoir ne disant pas encore leur nom dans Les Mots et uploads/Philosophie/ agencements-deleuziens-dispositifs-fouca.pdf
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- Publié le Oct 23, 2021
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