Mysticisme et rationalité chez maître Eckhart Fernand Brunner* Résumé Le cas du

Mysticisme et rationalité chez maître Eckhart Fernand Brunner* Résumé Le cas du dominicain allemand Eckhart (1260-1327 env.) montre que le mysticisme ne se con- fond pas nécessairement avec l'irrationalité. Sur trois exemples, on établit que les paradoxes mys- tiques du Maître appartiennent à la logique d'un système et qu'il n'en va pas autrement de sa doc- trine de l'analogie. Eckhart manifeste avec éclat son intention de rationalité dans le projet de Y Opus propositionum - réduction de toute sa doctrine aux propositions formées à l'aide de qua- torze concepts et de leurs opposés - et dans sa volonté de fonder sur trois prémisses seulement sa réponse à toutes les accusations dont il a été l'objet. On décrit ici cette compénétration du mysti- que et du rationnel en disant que le raisonnement met en lumière la structure du champ spéculatif engendré par le choix mystique qui consiste à poser la dépendance radicale de tout existant fini par rapport à Dieu. Dans cette perspective, la question se pose de savoir si toute philosophie n'implique pas des présuppositions dont la fonction est analogue à celles d'Eckhart et que, pour cette raison, on peut les appeler mystiques en un sens large. Summary The case of the German dominican Eckhart (1260- about 1327) shows that mysticism does not necessarly merge with irrationality. Taking three examples, the author shows that the mystical paradoxes of the Master belong to the logic of a system and it is the same for his doctrine of analogy. Eckhart clearly manifests his intention of rationality in the project of Opus proposi- tionum - the reduction of all his doctrine to propositions formed with the assistance of fourteen concepts and their opposites - and in his wish to base, on three premises only, his response to all the accusations made against him. Attention is given to the interaction of the mystic and the rational, intimating that the reasoning enhances the structure of the speculative field generated from the mystic choice. This consists of placing the radical dependence of every finite being in relation to God. From this point of view, the question arises as to knowing whether all philo- sophy does not imply presuppositions, whose function is analoguous to those of Eckhart. For this reason, one can call these presuppositions mystic in its widest sense. Zusammenfassung Das Beispiel des deutschen Dominikaners Eckhart (1260 - ca. 1327) zeigt, dass sich Mystizis- mus nicht notwendigerweise mit Irrationalität vermengen muss. Anhand dreier Beispiele wird dargelegt, dass die mystischen Paradoxa des Meister Eckhart Teil der Logik eines Systems sind. Dasselbe gilt auch für seine Doktrin der Analogie. Sein auf Rationalität gegründetes Vorhaben äussert Eckhart im Opus propositionum ; einem Projekt, welches die Reduktion seiner Doktrin auf Aussagen vorsieht, die mit Hilfe von vierzehn Begriffen und deren Opponenten gebildet wer- den. Ferner manifestiert sich dieses Vorhaben in Eckharts Anliegen, seine Antwort auf all jene Anschuldigungen, denen er ausgesetzt war, lediglich auf drei Prämissen zu stützen. Eine solche * Universités de Neuchâtel et de Berne. Dialéctica Vol. 45, N° 2-3 (1991) Dialectica 45, 2/3 (1991), pp. 99-115 100 Fernand Brunner gegenseitige Durchdringung von Mystischem und Rationalem wird an dieser Stelle dahingehend beschrieben, dass die Vernunft die Struktur des spekulativen Blickfeldes zu beleuchten vermag, welches durch den mystischen Entscheid erzeugt wird, der seinerseits darin besteht, die radikale Abhängigkeit endlicher Wesen gegenüber Gott zu setzen. Unter diesem Aspekt stellt sich die Frage, ob nicht Philosophie überhaupt Präsuppositionen enthält, deren Funktion analog zu den- jenigen Eckharts aufgefasst und inwiefern aus diesem Grund diese Präsuppositionen in einem umfassenderen Sinne als mystisch verstanden werden kann. Le dominicain thuringien de la fin du XIIIe siècle et du début du XIVe, appelé Maître Eckhart, est Tun des penseurs le plus souvent cités quand il est question de comparer le mysticisme en Occident aux formes extrêmes du mys- ticisme dans les autres cultures. A juste titre, puisqu'il défend une doctrine du rapport de l'homme avec Dieu qui est d'une radicalità rare en christianisme. Mais il faut souligner que son mysticisme n'est pas de ceux qui se répandent en effusions affectives: il va de pair avec un usage sévère et constant de l'argu- mentation. Mon objet est d'examiner la relation du mysticisme et de la ratio- nalité chez le Thuringien et de rappeler par là que ces deux termes ne s'excluent pas nécessairement l'un l'autre. Ce faisant, je propose une interprétation un peu large du sujet de ce collo- que. Et j'avoue que les congressistes de Bienne ne traitent pas d'habitude des dominicains allemands du moyen âge. Que ce puisse être le cas aujourd'hui atteste l'ouverture d'esprit et la générosité de notre cher ami Henri Lauener, autour duquel nous sommes réunis aujourd'hui. Avec tout le monde, j'appelle mysticisme la disposition à rechercher l'union avec le divin. Et j'entends par rationalité l'effort d'analyse, de cohé- rence et de démonstration. Ma thèse est que la disposition mystique, chez Eck- hart, loin de tourner le dos à la rationalité, ouvre un champ spéculatif à l'intel- ligence. Et ma méthode consiste à montrer par des exemples que les proposi- tions eckhartiennes, aussi absurdes qu'elles puissent paraître, s'élucident quand on évite de les prendre dans l'immédiateté de leur sens littéral, sicut sonant , et qu'on les place dans l'espace spéculatif qu'elles habitent. La première proposition que je retiendrai est celle qui consiste à dire que la créature est néant . Cette thèse que les censeurs ecclésiastiques n'ont pas man- qué de relever - c'est la vingt-sixième de la bulle de condamnation de 1329 - semble éminemment irrationnelle: le terme de créature implique en effet celui d'existence, de sorte qu'une créature-néant est une contradictio in terminis. D'ailleurs, si cette thèse était vraie, personne ne serait là pour la soutenir. Et pourtant, à lire tous les textes eckhartiens, il faut reconnaître non seulement que «la créature est néant» constitue en vérité une proposition tout à fait rece- vable, mais encore que son sens est aussi sain qu'il a pu paraître inepte. Cette proposition signifie en effet, comme Eckhart l'explique lui-même, que la créa- Mysticisme et rationalité chez maître Eckhart 101 ture n'est rien par elle-même; en d'autres termes, qu'il n'y a rien en elle qui ne doive sa réalité au principe divin, ou encore que, sans celui-ci, la créature n'aurait pas la moindre réalité. On lit, par exemple: Creatum omne ex se nihil est1. Et ailleurs: Omne autem ens creatum acceptum vel conceptum seorsum per se distinctum a deo non est ens, sed nihil1. La bulle de condamnation cite le texte suivant d'un sermon allemand: «Toutes les créatures sont un pur néant; je ne dis pas qu'elles sont peu de chose ou qu'elles sont quelque chose: elles sont un pur néant.» Mais elle ne reproduit pas la suite qui pourtant donne son sens à la thèse incriminée: «Aucune créature n'a d'être, car son être dépend de la présence de Dieu. Si Dieu se détournait un instant de toutes les créatures, elles deviendraient néant.»3 Entendue comme il convient, la pensée d'Eckhart n'a donc rien ici d'extravagant. Cela est si vrai que la thèse visée se rencontre chez les théologiens les moins suspects: on lit en effet chez saint Thomas ď Aquin que la créature in se considerata est nihil ou que ex parte sui non habet nisi non esse4. «La créature est néant», proposition qui n'est irrationnelle qu'en apparen- ce, a pour corollaire une autre, également malsonnante: l'être est Dieu . Elle semble signifier en effet que rien n'est qui ne soit Dieu, ce qui détruit la créa- ture ou la confond avec Dieu. Cet acosmisme et ce panthéisme sont aussi aber- rants l'un que l'autre, puisque nous savons bien que le monde existe et qu'il est monde. En fait, Eckhart ne veut pas dire que tout ce qui existe est Dieu - au moins ne l'entend-il pas en n'importe quel sens. Il enseigne que tout étant (omne ens) en tant qu'étant (in quantum ens) est Dieu. Ce qui signifie que l'être (esse) de l'étant créé remonte à Dieu, son origine, et nous retrouvons la proposition précédente: la créature est néant par elle-même. Prise sous l'aspect de l'être, elle ne fait qu'un avec Dieu de qui vient tout être et qui en ce sens est tout l'être. L'étant en tant qu'étant ne désigne donc pas pour le Thu- ringien comme pour Aristote les caractères généraux de tout ce qui est, mais la réalité de l'Etre premier, lequel, avant d'être le moteur de l'univers, est la cau- se qui lui donne d'être. La logique que professe Maître Eckhart est solidaire de la conception qu'il se fait de l'être et de l'étant. Elle enseigne la distinction de deux types de pro- positions: 1 In Sap. 34, Lateinische Werke II, 354. 2 In Ex. 40, L íf II, 10. 3 Pr. 4, Deutsche Werke 1, 69,8 - 70,3. 4 Cité par Pierre FAUCON, Aspects néoplatoniciens de la doctrine de saint Thomas d'Aquin, Lille, Paris, 1975, p.493. 102 Fernand Brunner 1) Mārtiņus est ens 2) Mārtiņus est ens homo est unus, - est unus homo estverus - estverus homo uploads/Philosophie/ brunner-mysticisme-et-rationalite-chez-maitre-eckhart.pdf

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