Conférence : Première Journée de la philosophie à l’UNESCO – 21 Novembre 2002 U

Conférence : Première Journée de la philosophie à l’UNESCO – 21 Novembre 2002 Une épistémologie sans connaissance et sans croyance Jaakko Hintikka 1 Connaissance et prise de décision L’épistémologie semble jouir, aujourd’hui, d’un étonnant pouvoir de séduction. Il y a quelques années, William Safire écrivit un roman à succès intitulé L’espion en sommeil (The Sleeper Spy). On y décrit un monde qui, manifestement, ne relève plus de la guerre froide, et au sein duquel il n’est plus si aisé de distinguer les bons (espions) des méchants. Afin d’accentuer ce changement de climat, Safire nous dit que son protagoniste russe n’est ni un militaire ni un policier, comme c’eût été le cas à l’époque, mais que c’est un épistémologue. Mais cette « branchée » est-elle bien méritée ? La question exige une analyse critique de l’état actuel de l’art, ou plutôt, de la théorie de la connaissance. Je suggère que l’image d’un courant « à la page » est trompeuse, et que la majeure partie de l’actuelle littérature épistémologique s’occupe de questions stériles et obsolètes. Cet échec se reflète dans les concepts dont usent les épistémologues contemporains. Quels sont ces concepts ? On croit, et on dit habituellement, que les concepts de connaissance et de croyance représentent le cœur de l’épistémologie. La littérature existante sur l’épistémologie témoigne de la prévalence de ces deux notions. Une large part y est consacrée aux débats sur la façon dont devrait être défini ou non le concept de connaissance. Ces discussions atteignent- elles leur but ? Une analyse correcte de concepts tels que ceux de connaissance et de croyance, qu’elle tende ou non à produire une définition formelle, devrait partir du rôle que jouent ces notions dans la « vraie vie », y compris au sein de la prise de décision qui constitue un élément important de cette vie. Mais quel rôle joue l’idée de connaissance dans ce processus décisionnel ? Prenons un exemple simple, et supposons que je me prépare de bon matin à affronter une nouvelle journée. Comment, à ce stade, le fait de savoir qu’il ne pleuvra pas aujourd’hui influencera-t-il mes actes ? On ne sera pas étonné si j’affirme que cela signifie que je suis en droit de me comporter comme s’il n’allait pas pleuvoir et, par exemple, de laisser mon parapluie à la maison. On sera surpris, toutefois, si je prétends qu’on peut éclairer la majorité des traits déterminants du comportement logique relatif à la notion de connaissance à partir d’exemples aussi simples. Tel est pourtant le cas. Mon modeste exemple peut être généralisé. Le rôle de la connaissance dans la prise de décision consiste à exclure certaines possibilités. Si je veux utiliser ma connaissance, je dois savoir quelles sont les possibilités à bannir. Autrement dit, tout scénario envisageable s’avère soit incompatible, soit compatible avec ce que je sais, puisque je suis soit en mesure, soit incapable, de l’invalider. La totalité des scénarios incompatibles détermine ainsi ce que je sais et ce que je ne sais pas, et vice versa. En principe, l’essentiel de toute logique de la connaissance réside dans cette dichotomie entre scénarios épistémiquement possibles et scénarios épistémiquement impossibles. On voit clairement que cette dichotomie sert la fin de la prise de décision exactement comme elle le fait dans mon petit exemple où il s’agissait de décider si je prendrais, ou non, mon parapluie. Mais le lien avec un comportement allant de soi est indirect dans la mesure où ce que la dichotomie départage essentiellement ce sont les limites de ce que je suis en droit d’exclure. Et que je sois en droit de faire quelque chose ne signifie pas toujours que je vais le faire. Cela ne se manifeste pas systématiquement dans les façons que nous avons d’agir réellement ou même potentiellement. Car d’autres considérations peuvent fort bien entrer en ligne de compte dans ma prise de décision. Je peux simplement désirer avoir un parapluie même si je sais qu’il ne remplit © UNESCO 2004 1 Conférence : Première Journée de la philosophie à l’UNESCO – 21 Novembre 2002 pas sa fonction de me protéger de la pluie. Je suis peut-être un akrate épistémologue qui agit à l’encontre de ce qu’il sait. Le lien, même subtil, est néanmoins réel. Il y a une relation entre ma connaissance et mes décisions, mais il s’agit pour ainsi dire d’un lien de jure et non de facto. Je pense que c’est en partie là que voulait en venir John Austin (1961a) quand il comparait « je sais » avec « je promets ». Connaître quelque chose ne signifie pas seulement posséder à son sujet des informations d’un degré supérieur, ni avoir en cette chose une forme de confiance plus élevée. Si mes prénoms étaient George Edward, je pourrais utiliser l’argument de la question ouverte pour défendre ces distinctions. Quand je dis « je promets », je vous mets en droit d’attendre que je remplisse ma promesse. Quand je dis « je sais », je prétends que je suis en droit d’évacuer toute possibilité contraire à ce que je sais. Il y a un élément d’évaluation impliqué dans le concept de connaissance qu’on ne peut réduire aux faits observables dans un cas donné. Ainsi, il est clair qu’on ne peut pas définir ce que connaître signifie en renvoyant à des états de faits tels que l’information que possède celui qui connaît (à ce qu’on présume) ou encore son état d’esprit. Ce jugement évaluatif est approprié à la fonction directrice de la connaissance dans notre vie en ce qu’il joue un rôle dans la justification de nos décisions. Ce rôle détermine, en fin de compte, la logique et en un certain sens la signification de la connaissance. Un wittgensteinien pourrait établir cette assertion en disant que la prise de décision est un jeu de langage et que celle-ci représente le lieu logique du concept de connaissance. Vous pouvez éliminer la connaissance des contextes de prise de décision, mais vous ne pouvez pas éradiquer du concept de connaissance tout rapport à la prise de décision. C’est pour cette raison qu’il est, entre autres choses, fondamentalement malavisé de vouloir séparer la possibilité épistémique de la possibilité réelle (naturelle). Il s’agit bien sûr de deux notions différentes, mais l’idée de possibilité épistémique entretient des liens conceptuels avec le type de possibilité dont nous devons tenir compte dans nos prises de décision. Mais qu’il y ait une part d’évaluation dans la notion de connaissance n’est pas ici le principal enjeu. L’idée fondamentale est qu’il existe un lien entre le concept de connaissance et l’action humaine. L’élément évaluatif est seulement un facteur qui complique notre équation. L’existence d’un lien entre les deux n’est pas spécifique à la notion de connaissance. Il existe également un lien, encore que d’un type différent, dans le cas de la croyance. D’ailleurs, la relation conceptuelle est encore plus évidente dans ce dernier cas. Les chercheurs behavioristes ont étudié en profondeur les principes de décision qui incluent une part de croyance, comme c’est le cas, par exemple, avec le principe d’utilité maximale recherchée. Cela se présente habituellement sous la forme de degrés de croyance. (Ils sont souvent identifiés à des probabilités.) En général, les coûts en représentent une autre part. Que ces principes explicites de décision saisissent, ou non, les liens précis entre croyance et comportement, ils illustrent l’existence du lien et fournissent des indices de sa nature. D’un point de vue logique, à vrai dire, les rôles respectifs assignés à la connaissance et à la croyance dans l’épistémologie et dans la théorie de la décision récentes ne peuvent qu’apparaître paradoxaux. La croyance y est généralement considérée comme un élément directement déterminant de nos décisions alors que la connaissance ne se trouve, au mieux, qu’indirectement reliée à l’action. Le sens commun nous indique pourtant que l’une des principales raisons qui poussent à acquérir plus de connaissance est de nous placer dans une position plus avantageuse lors de nos prises de décision, tandis que les philosophes considèrent souvent que la croyance – surtout en regard de la connaissance – manque d’une détermination ancrée dans des données factuelles, partant, représente un guide moins fiable dans la prise de décision. La probabilité peut être un guide dans la vie, mais la connaissance l’est certainement à un degré bien supérieur. Un élément supplémentaire vient compliquer la relation entre connaissance et comportement, c'est-à-dire entre ce que je sais et ce que je fais, à savoir la nature holistique du lien dont il s’agit. Dans ma décision, c’est la relation à l’ensemble de ma connaissance qui importe en dernière instance. Il n’existe pas toujours de rapport rigoureux entre des éléments particuliers de connaissance et mon comportement. En principe, la relation se fait en utilisant l’intégrité de ma © UNESCO 2004 2 Conférence : Première Journée de la philosophie à l’UNESCO – 21 Novembre 2002 connaissance. C’est ce que reflète le fait mis en avant plus haut selon lequel la dichotomie qui détermine la logique de la connaissance est une distinction entre des scénarios à exclure au vu de la uploads/Philosophie/ hintikka-j-une-epistemologie-sans-connaissans-et-sans-croyance.pdf

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