M. Georges Canguilhem Le concept et la vie In: Revue Philosophique de Louvain.

M. Georges Canguilhem Le concept et la vie In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 64, N°82, 1966. pp. 193-223. Citer ce document / Cite this document : Canguilhem Georges. Le concept et la vie. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 64, N°82, 1966. pp. 193-223. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1966_num_64_82_5347 Le concept et la i S'interroger sur les rapports du concept et de la vie, c'est, si l'on ne spécifie pas davantage, s'engager à traiter au moins deux questions, selon que par vie on entend l'organisation universelle de la matière, ce que Brachet appelait « la création des formes », ou bien l'expérience d'un vivant singulier, l'homme, conscience de la vie. Par vie, on peut entendre le participe présent ou le participe passé du verbe vivre, le vivant et le vécu. La deuxième acception est, selon moi, commandée par la première, qui est plus fonda mentale. C'est seulement au sens où la vie est la forme et le pouv oir du vivant que je voudrais traiter des rapports du concept et de la vie. Le concept peut-il, et comment, nous procurer l'accès à la vie ? La nature et la valeur du concept sont ici en question, autant que la nature et le sens de la vie. Procédons-nous, dans la connais sance de la vie, de l'intelligence à la vie, ou bien allons-nous de la vie à l'intelligence ? Dans le premier cas, comment l'intelligence rencontre-t-elle la vie ? Dans le deuxième cas comment peut-elle manquer la vie ? Et, enfin, si le concept était la vie même, il fau drait se demander s'il est apte ou non à nous procurer lui-même l'accès à l'intelligence. Je traiterai d'abord des difficultés historiques de la question. Je traiterai ensuite de la manière dont la biologie contemporaine pourrait nous aider à poser la question à nouveaux frais. H peut paraître étonnant qu'on ait à s'interroger sur les rap- **> Texte de deux leçons publiques données h Bruxelles, & l'Ecole des Science* philosophiques et religieuses de la Faculté universitaire Saint-Louis, le 23 et le 24 février 1966. 194 Georges Canguilhem ports du concept et de la vie. La théorie du concept et la théorie de la vie n'ont-elles pas le même âge, le même auteur ? Et ce même auteur ne rattache-t-il pas l'une et l'autre à la même source ? Aristote n'est-il pas à la fois le logicien du concept et le systéma- ticien des êtres vivants ? Quand Aristote, naturaliste, cherche dans la comparaison des structures et des modes de reproduction des animaux une méthode de classification permettant la constitution d'un système selon le mode scalaire, n'est-il pas celui qui import era ce modèle dans la composition de sa logique ? Si la fonction de reproduction joue un rôle si eminent dans la classification aris totélicienne, c'est parce que la perpétuation du type structural, et par conséquent de la conduite, au sens éthologique du terme, est le signe le plus net de la finalité et de la nature. Cette nature du vivant, pour Aristote, c'est une âme. Et cette âme est aussi la forme du vivant. Elle est à la fois sa réalité, Yousia, et sa défi nition, logos. Le concept du vivant, c'est donc finalement, selon Aristote, le vivant lui-même. Il y a peut-être plus qu'une simple correspondance entre le principe logique de non-contradiction et la loi biologique de reproduction spécifique. Parce que n'importe quel être ne peut pas naître de n'importe quel être, il n'est pas possible non plus d'affirmer n'importe quoi de n'importe quoi. La fixité de la répétition des êtres contraint la pensée à l'identité de l'assertion. La hiérarchie naturelle des formes dans le cosmos com mande la hiérarchie des définitions dans l'univers logique. Le syll ogisme conclut selon la nécessité en vertu de la hiérarchie qui fait de l'espèce dominée par le genre un genre dominant par rapport à une espèce inférieure. La connaissance est donc plutôt l'univers pensé dans l'âme, que l'âme pensant l'univers. Si l'essence d'un être est sa forme naturelle, elle entraîne le fait que les êtres étant ce qu'ils sont, sont connus comme ils sont et pour ce qu'ils sont. L'intellect s'identifie aux intelligibles. Le monde est intelligible, et les vivants en particulier le sont, parce que l'intelligible est dans le monde. Mais une première et grande difficulté apparaît dans la philo sophie aristotélicienne au sujet des rapports entre le connaître et l'être, entre l'intelligence et la vie en particulier. Quand on fait de l'intelligence une fonction de contemplation et de reproduction, si on lui donne une place parmi les formes, encore que cette place soit éminente, on situe, c'est-à-dire on limite, la pensée de l'ordre Le concept et la vie 195 à une place dans l'ordre universel. Mais comment la connaissance peut-elle être à la fois miroir et objet, réflexion et reflet ? La défi nition de l'homme comme Ç(j>ov \oyi%6v, animal raisonnable, si elle est une définition de naturaliste (au même titre que la définition selon Linné du loup comme canis lupus ou du pin maritime comme pinus maritima), revient à faire de la science, et de la science de la vie comme de toute science, une activité de la vie elle-même. On est alors contraint de se demander quel est l'organe de cette activité, et par suite conduit à estimer que la théorie aristotélicienne de l'intellect actif, forme pure sans support organique, opère un décollage de l'intelligence et de la vie et introduit du dehors, fttfpafrev dit Aristote, comme par la porte, dans l'embryon humain, le pouvoir extra-naturel ou transcendant de rendre intelligible les formes essentielles que réalisent les êtres individuels. Et ainsi cette théorie fait de la conception des concepts ou bien une affaire plus qu'humaine, ou bien, si toujours affaire humaine, supravitale. Une deuxième difficulté, qui n'est que la première rendue man ifeste par le moyen d'une application ou d'une exemplification, tient à l'impossibilité de rendre compte, par l'identification de la science à une fonction biologique, de la connaissance mathémat ique. Un texte célèbre de la Métaphysique (B 2 996 a) dit que les mathématiques n'ont rien à voir avec la cause finale, ce qui revient à dire qu'il y a des intelligibles qui ne sont pas, à propre ment parler, des formes, et que l'intelligence de ces intelligibles ne concerne en rien l'intelligence de la vie. Il n'y a donc pas de modèle mathématique du vivant. Si la nature est dite par Aristote ingénieuse, fabricatrice, modeleuse, elle n'est pas, pour autant, ass imilable au démiurge du Timée. Une des propositions les plus éton nantes de cette philosophie biologique, c'est que la responsabilité d'une production technique ne revient pas à l'artisan mais à l'art. Ce n'est pas le médecin, c'est la santé qui guérit le malade. C'est la présence de la forme de la santé dans l'activité médicale qui est précisément la cause de la guérison. L'art, c'est-à-dire la fina lité non deliberative d'un logos naturel. En un sens pourrait-on dire, en méditant sur l'exemple du médecin qui ne guérit pas parce qu'il est médecin mais parce qu'il est habité et animé par la forme de la santé, la présence du concept à la pensée, sous forme de fin représentée comme modèle, est un épiphénomène. L'anti-platonisme d 'Aristote s'exprime donc aussi dans la dépré- 1% Georges Canguilhem dation des mathématiques pour autant que la vie étant l'attribut même de Dieu, c'est déprécier une discipline que de lui interdire l'accès à cette sorte d'activité immanente, par l'intelligence de laquelle, c'est-à-dire par l'imitation de laquelle, l'homme peut espérer se faire quelque idée de Dieu. Supposons-nous un instant bergsonien. Cette allusion à un ant iplatonisme d'Aristote par interdiction faite à l'intelligence mathé maticienne de s'introduire dans le domaine de la vie, cette inter diction nous semblerait incompréhensive d'une certaine unité d'in spiration de la philosophie grecque, telle que Bergson a cru la dégager et l'expose dans le chapitre 4 de l'Evolution créatrice. Aristote, pense Bergson, aboutit en somme au point d'où Platon est parti : le physique est défini par le logique ; la science est un système de concepts plus réels que le monde perçu ; la science n'est pas l'œuvre de notre intelligence, elle est la génératrice des choses. Cessons maintenant de nous supposer bergsonien pour nous étonner du fait que Bergson ait pu, dans une même condamnation de Platon et d'Aristote, composer une certaine conception de la vie et une certaine conception des mathématiques, qu'il estimait, l'une et l'autre, fondées sur la biologie et sur les mathématiques de son temps, c'est-à-dire du XIXe siècle, alors qu'elles étaient en fait, l'une et l'autre, en retard d'une révolution déjà plus que com mencée en biologie et en mathématiques. Bergson reproche à Aris tote l'identification du concept et de la vie dans la mesure où cette immobilisation de la vie contredit ce qu'il pense être la vérité non- spencerienne du fait de l'évolution biologique, savoir : 1° que la vie universelle est une réalité en devenir, sous impératif d'ascen sion ; 2° que les formes spécifiques des êtres vivants ne sont uploads/Philosophie/ canguilhem-le-concept-et-la-vie 1 .pdf

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