La psychologie et les valeurs religieuses Mesdames et Messieurs, chers camarade
La psychologie et les valeurs religieuses Mesdames et Messieurs, chers camarades, Dans la pensée de ceux qui ont choisi ce sujet pour les conférences de Ste-Croix, le problème de la psychologie et des valeurs religieuses doit être conçu comme un cas particulier du grand problème de la science et de la reli- gion, qui a si fort passionné les esprits, en particulier dans les quinze ou vingt années précédant la guerre. Dans ses grandes lignes, le problème de la science et de la religion peut être considéré comme résolu, grâce surtout aux efforts convergents des philosophies de Boutroux, de Hœffding et du pragmatisme de W. James et de Flournoy. Avec des nuances particulières, qu'il est inu- tile de vouloir préciser ici, ces philosophies ont montré que si, comme systèmes d'explication, la science et la re- ligion pouvaient entrer en rivalité et en conflit, et cela toujours aux dépens de l'explication métaphysique don- née par la religion, il était cependant possible de trouver entre l'esprit scientifique et l'esprit religieux une réparti- tion des tâches qui éviterait toute compétition. Cette répartition des tâches comporte une certaine limitation réciproque. La science doit s'interdire à elle-même toute conclusion dépassant le domaine expérimental pour en- trer dans le domaine métaphysique. La religion se doit, d'autre part, d'être non plus un système d'explication ou un système intellectuel de croyances, comme était la théo- logie classique, mais une « vie », qui affirme et garantit l'existence des valeurs spirituelles. Ces valeurs sont affir- mées en tant que valeurs, c'est-à-dire en tant qu'unités de décision et de réalisation vivantes, pour ainsi dire, et non en tant qu'unités d'intelligence et de savoir. A ce prix, science et religion, s'interdisent en somme, toute explica- tion dernière des choses, l'une parce que son domaine est la connaissance expérimentale seulement, l'autre, parce que son domaine est l'action et cette connaissance spé- ciale qu'est la connaissance des valeurs, connaissance beaucoup plus liée à la raison pratique qu'à l'explication proprement dite. Assurément, la religion porte des affirmations méta- physiques, lorsqu'elle affirme que les valeurs spirituelles, la bonté, le sacrifice et toutes les valeurs de l'action, trou- vent leur garantie dans une valeur absolue qui est Dieu, mais ces affirmations sont d'une nature spéciale. Elles ne sont pas ontologiques ou réalistes, en ce sens qu'elles ne cherchent pas à expliquer ce qu'est Dieu, ou l'univers, ni comment agit Dieu dans l'univers ; elles sont critiques, en ce sens qu'elles reconnaissent l'incompétence du ju- gement de valeur à trancher ces problèmes. Mais, préci- sément parce que critiques, elles dégagent l'élément irré- ductible qui est dans la notion de valeur et elles déclarent que la hiérarchie des valeurs doit trouver sa justification dans l'ordre dernier des choses. Si nous ne connaissons pas cet ordre dernier des choses, nous croyons donc néanmoins que l'ordre des valeurs s'y trouve garanti : c'est La psychologie et les valeurs religieuses 39 Fondation Jean Piaget Extrait de Saintes-Croix 1922, Association chrétienne d'étudiants de la Suisse Romande. Lausanne: Imprimerie de la Concorde, 1923. Version électronique réalisée par les soins de la Fondation Jean Piaget pour recherches psychologiques et épistémologiques. Pagination conforme à l'original. ce qui nous permet de parler d'un Dieu en tant que valeur absolue, et de vivre religieusement. Une telle solution a gagné la majeure partie des esprits, parce qu'elle correspondait aux tendances profondes qui, de plus en plus, se sont fait jour dans la pensée scientifi- que et la pensée religieuse contemporaines. Aussi peut-on admettre aujourd'hui que le problème de la science et de la religion est résolu dans les grandes lignes. Il importe néanmoins de faire de sérieuses réserves quant à l'application de ces formules, qui sont, malgré tout, élastiques. D'abord cette remarque que chaque gé- nération a besoin de réadapter pour son compte les solu- tions qui lui sont transmises toutes faites par les généra- tions précédentes. A cet égard, que l'on ait tenu à discuter à nouveau, à Ste-Croix, un problème qui semblait rebattu, dans les générations immédiatement précédentes, c'est là un symptôme très significatif. La raison, à vrai dire, en est simple. La science a pour domaine la connaissance expé- rimentale, nous affirme-t-on, mais où s'arrête la connais- sance expérimentale ? Il est beaucoup plus facile de le préciser en droit qu'en fait. Dans les sciences un peu neuves, chaque spécialiste a de ce concept une définition à lui. En psychologie par exemple, certains esprits ne voient de science possible qu'avec des appareils et une table de logarithmes, d'autres étendent leurs investiga- tions à tous les domaines qui paraissaient ressortir à la philosophie et à la logique, et dans lesquels naturelle- ment, l'expérience devient la simple observation objec- tive, c'est-à-dire susceptible d'être contrôlée par tous les observateurs. La personnalité, le mécanisme du raison- nement, le sentiment religieux, donnent ainsi lieu à des travaux d'ordre non plus seulement descriptifs, comme étaient les premières recherches de W. James, mais tou- jours plus explicatifs, tendant à découvrir avec Flournoy, avec la psychanalyse, etc., la raison et le dynamisme des faits observés. D'autre part, la religion est une vie, nous dit-on. Dieu doit être affirmé en tant seulement que garantie des va- leurs. Peu importe le mécanisme de son action sur l'âme humaine : il ne nous sera jamais connu, puisque toute ob- servation psychologique revient forcément à la science qui exclut par principe la transcendance métaphysique. Con- tentons-nous donc de porter sur nos états religieux des jugements de valeurs, qui, eux et eux seuls, trouvent leur garantie. Mais combien difficile est-il de définir une fois pour toutes ce qu'on entend par ces mots ! A vrai dire, chaque génération leur donne un contenu légèrement dif- férent, aussi n'est-il pas étonnant que le problème se pose incessamment à nouveau aux esprits qui cherchent. Une seconde raison tend à faire de la solution indiquée une solution de première approximation seulement. Tan- dis que Boutroux lui-même cherchait à concilier la science et la religion, il mettait dans ses travaux l'accent sur un caractère des sciences qui, s'il n'a pas toute la portée que lui attribuait le philosophe, garde néanmoins une part de vérité, c'est l'indépendance relative des sciences les unes par rapport aux autres. Sans doute la psychologie a pour idéal d'être biologique, la biologie d'être chimico-physique et la physique d'être purement mécanique. Mais il reste en chacun de ces domaines scientifiques, un élément original et irréductible qui, lorsqu'on veut le ramener au domaine de la science immédiatement inférieure, c'est-à-dire plus simple, complique ce domaine et modifie la science cor- respondante de fond en comble. 40 Conférence de Sainte Croix La psychologie et les valeurs religieuses 41 C'est ainsi que depuis Einstein, la réduction s'est trou- vée possible de la gravitation à la géométrie. Mais c'est au prix d'une complication formidable de celle-ci, qui est devenue dépendante de la mécanique elle-même. En ce qui concerne notre problème, on ne peut donc plus parler de la science et de la religion, mais des scien- ces et de la religion ; car chaque jour on s'expose à voir surgir une discipline nouvelle, qui aura ses méthodes ori- ginales et son objet plus ou moins irréductible. Dans cha- cun de ces cas, il faudra définir ce qu'on entend par mé- thode expérimentale, et les limites qu'on entend respecter entre ces méthodes et le domaine des jugements de valeur inhérents à l'esprit religieux. A cet égard la géologie ne risque plus d'entrer en compétition avec la religion comme du temps où l'on voulait sauver la chronologie de la Genèse, la physique et la biologie elle-même semblent hors de tout voisinage avec les postulats de la foi. Mais, sur le terrain psychologique, les positions sont toujours à préciser, les définitions toujours à remanier. Chaque nou- velle année peut introduire des éléments imprévus dans le problème. Aussi croyons-nous que ce n'est pas faire injure à la grande mémoire de Flournoy, si extraordinairement vi- vante, en particulier aux conférences de Ste-Croix, que de discuter à nouveau des rapports entre la psychologie et les valeurs religieuses, c'est-à-dire d'un problème qu'il a posé avec tant de clarté et de bonne foi, et dont il a donné la solution avec tant de profondeur. En abordant à nouveau cette question, nous n'oublierons en aucune façon que nous parlons d'un problème résolu, et résolu de manière à nous satisfaire. Nous nous efforcerons, au contraire, de rendre le meilleur hommage que l'on puisse rendre à une solution, c'est-à-dire de l'appliquer à des conditions nouvelles et d'en interpréter l'esprit dans la mesure où ces conditions nécessitent une interprétation. I Quittons maintenant les généralités et cherchons un exemple où la solution de Flournoy se puisse éprouver. Nous venons de voir que cette solution consistait à limi- ter la science à la connaissance expérimentale et à limiter la foi à l'exercice du jugement de valeur. Sur le terrain de la psychologie religieuse, cela nous conduit à expliquer tous les faits d'expérience sans faire appel à la transcen- dance et par conséquent à les réduire tous à l'interpréta- tion biologique. Tels seront donc les deux principes es- sentiels de uploads/Philosophie/ piaget-la-psicologia-y-los-valores-religiosos-1923.pdf
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- Publié le Jul 03, 2022
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