Philippe Monneret Notions de neurolinguistique théorique 1 INTRODUCTION A la ve

Philippe Monneret Notions de neurolinguistique théorique 1 INTRODUCTION A la veille de la seconde guerre mondiale, Gustave Guillaume rencontra à plusieurs reprises André Ombredane, l'un des auteurs du Syndrome de désintégration phonétique dans l'aphasie, ouvrage considéré comme un texte fondateur en matière de neurolinguistique1. Le déclenchement de la guerre interrompit définitivement tout projet de collaboration, Ombredane s'expatriant en Argentine. Il nous reste toutefois de ce dialogue avorté une déclaration de Guillaume, rapportée par André Jacob, dont on ne s'est jusqu'à présent guère préoccupé d'évaluer la crédibilité : Guillaume prétendait que c'était dans le domaine de la « psychopathologie et de la psychophysiologie du langage » qu'on devait attendre les « confirmations décisives de ses idées »2. Comment éprouver la valeur d'une telle déclaration ? Le développement des recherches sur les pathologies du langage, en particulier sur l'aphasie, donnerait-il raison à cette postulation guillaumienne relative au caractère réaliste de la systématique du langage3 ? On mesure peut-être mal, derrière leur simplicité, la limpidité de leur formulation, que de telles questions ouvrent des problèmes dont la résolution présente de grandes difficultés. Difficultés de nature extrinsèque d'une part, issues de l'organisation, ou plus précisément des cloisonnements, qui régissent en France la recherche universitaire : la linguistique guillaumienne n'est connue de manière approfondie que par des chercheurs de formation littéraire, linguistes ou philosophes, qui n'ont a priori aucune raison de posséder les compétences requises pour traiter de questions d'ordre neuropsychologique. Inversement, les cliniciens spécialistes des pathologies du langage, bien qu'ils soient coutumiers des pratiques 1 ALAJOUANINE, T., OMBREDANE, A., DURAND, M., Le syndrome de désintégration phonétique dans l'aphasie, Paris, Masson, 1939. 2 Cf. JACOB, A., Les exigences théoriques de la linguistique selon Gustave Guillaume, Paris, Klincksieck, 1970, p. 67. 3 La linguistique guillaumienne est indifféremment nommée psychomécanique du langage, psychosystématique du langage, systématique du langage. Nous utiliserons préférentiellement la dernière de ces trois dénominations, plus sobre que la seconde et moins désuète que la première. 2 interdisciplinaires, ne semblent guère avoir accès à la systématique du langage, sans doute parce que leur interdisciplinarité, largement dominée par le paradigme cognitiviste, les oriente en priorité vers les linguistiques contemporaines d'origine américaine. Il n'est dès lors pas étonnant - et on ne saurait leur en faire le reproche - qu'ils ne soient guère concernés par l'influence de la mouvance guillaumienne, qui touche, de près ou de loin, un nombre considérable de linguistes français. A ces premiers obstacles, s'ajoutent d'autres difficultés, d'origine intrinsèque, qui apparaissent dès que l'on cherche à déterminer l'angle d'approche le plus favorable à l'étude des relations entre aphasie et systématique du langage. Car il semble que les stratégies les plus naturelles, les plus évidentes de prime abord, soient justement celles dont la théorie linguistique étudiée retire le moindre bénéfice, au sens d'un approfondissement ou d'une corroboration. Tel est le cas, nous paraît-il, de l'exploitation de la systématique du langage dans une perspective orthophonique ou encore des tentatives de caractérisation linguistique des pathologies du langage inspirées des principes guillaumiens. C'est sur cette dernière voie que s'engagea naguère Charles Bouton, en 1982, appelant de ses vœux une neurolinguistique guillaumienne, et renonçant quelques années plus tard non seulement à ce projet d'une psychomécanique de l'aphasie, mais aussi à tout espoir de fonder une pratique neurolinguistique sur une théorie linguistique quelle qu'elle soit4. Quant à l'approche rééducative, deux anciennes auditrices de Guillaume, Denise Sadek-Khalil et Gisèle Gelbert, ont montré comment il est possible de s'inspirer de la systématique du langage pour l'élaboration de techniques orthophoniques5. Mais si une telle 4 Voici ce qu'écrivait Bouton en 1982 : « Ma conviction est que l'immense trésor que représentent les écrits de Gustave Guillaume, ceux qui sont déjà publiés comme les inédits, recèle quantité d'éléments dont pourrait heureusement s'enrichir une réflexion neurolinguistique encore à la recherche de ses modèles linguistiques » (BOUTON, C., « Psychomécanique et neurophysiologie du langage », Systématique du langage I (Actes du colloque de psychomécanique du langage tenu les 5-7 avril 1982 à Québec), A. LESAGE (dir.), Lille, P.U.L., 1984). En 1989, le même auteur conclut ainsi un bref exposé de quelques thèses guillaumiennes éventuellement exploitables en neurolinguistique : « Si l'on accepte la portée de la démonstration de G. Guillaume, il s'en suit [sic] que l'articulation essentielle de l'acte du [sic] langage, le pivot, repose dans la période du diastème au moment du cinétisme de transition, du fait des diverses opérations mécaniques et physiologiques qui se situent durant cette période. Mais est-ce suffisant pour en faire un modèle que l'on puisse accepter alors qu'il paraît quelquefois dépassé ? A la fin de notre quête, un peu décevante, nous sommes bien forcés de reconnaître que nous ne trouvons pas de modèle [linguistique] satisfaisant » (BOUTON, C., « La neurolinguistique en 1989 : permanences et évolution », Langages, 1989, p. 11-19). 5 Cf. notamment : GELBERT, G., Lire, c'est vivre. Comprendre et traiter les troubles de la parole, de la lecture et de l'écriture, Paris, O. Jacob, 1994 ; SADEK-KHALIL, D., 3 exploitation de la linguistique guillaumienne se révèle fructueuse en matière thérapeutique, la théorie elle-même n'y trouve guère d'enrichissement. Car seuls quelques grands principes directeurs sont utilisés, et en outre l'apport spécifiquement guillaumien est étroitement mêlé à celui qui est issu de la pratique personnelle de ces orthophonistes. Il est donc difficile, en cas d'efficacité au plan rééducatif, de faire la différence entre ce qui est dû à la pertinence de la linguistique guillaumienne et à l'habileté des thérapeutes. Ces démarches nous semblent critiquables dans la mesure où elles paraissent prématurées. Une tâche préalable serait à accomplir, visant essentiellement à éviter l'asservissement d'une discipline à l'autre. Car comment se livrerait-on à une caractérisation guillaumienne des troubles linguistiques dans l'aphasie sans prendre pour argent comptant les données de la neuropsychologie du langage ? Et comment appliquer la systématique du langage à la rééducation de l'aphasie sans s'interdire en même temps, comme le suggère le terme d'application, toute perspective critique sur la théorie utilisée ? S'il est vrai que la vigueur d'une pensée se mesure à l'aune de sa portée critique, nous ne pouvons que refuser de nous engager sur la voie d'une réflexion qui se développe au prix de l'acceptation aveugle des principes qui la nourrissent. Or, le souci d'éviter autant que possible de présumer ce qui devrait être interrogé, aussi bien en matière linguistique que neuropsychologique, conduit inéluctablement à une quête de fondements ultimes. En dernière instance, on ne pourra dès lors guère éviter la confrontation aux grandes questions métaphysiques liées à l'ontologie du langage et au problème psychophysique - le mind-body problem des anglo-saxons. Sans avoir la naïveté de croire en la possibilité d'échafauder un système rationnel d'explication des réalités humaines à partir de quelque vérité première, il ne semble pas vain, toutefois, d'attendre d'une réflexion philosophique sur le langage et son incarnation en l'homme, l'établissement d'une base épistémologique sur laquelle puisse s'appuyer une étude de la pathologie du langage, si l'on entend par là une simple mise au jour des présupposés métaphysiques véhiculés par les théories utilisées ainsi que la dénonciation d'éventuelles impasses ou « L'article. Son acquisition par le sourd profond », Rééducation orthophonique, V, 1966, p. 239-250 ; Id., « De l'évocation. Remarques tirées de la rééducation des aphasiques », Rééducation orthophonique, VII, 1968, p. 223-242 ; Id., « Réflexions tirées de la rééducation des aphasiques », Rééducation orthophonique, XI, 1973, p. 99-121 ; Id., Quatre cours sur le langage, Paris, Isoscel, 1982 (7 volumes, les tomes 4 à 7 portant le titre Quatre libres cours sur le langage). 4 contradictions théoriques. Ces fondements épistémologiques, c’est dans l’œuvre de Merleau-Ponty que nous les rechercherons. Finalement, bien que cet ouvrage soit concentré, au plan linguistique sur la théorie de Gustave Guillaume, au plan neuropsychologique sur la question de l’aphasie et au plan philosophique sur la pensée de Merleau- Ponty, il s’agit surtout pour nous de mettre en évidence les problèmes théoriques posés par l’articulation de ces trois domaines que sont la linguistique, la philosophie du langage et la neurolinguistique. C’est l’ensemble de ces problèmes qui constitue le champ spécifique de la neurolinguistique théorique. 5 CHAPITRE I PRINCIPES DE PSYCHOMÉCANIQUE DU LANGAGE 6 En 1938, grâce à Joseph Vendryes et Émile Benveniste, qui exaucèrent ainsi un vœu de Meillet, Gustave Guillaume obtient un poste de chargé de conférences à l'École pratique des Hautes Études. A cette date, il a publié une série de fascicules destinés à l'apprentissage du français en Russie6, trois opuscules qu'il ne mentionnera jamais dans sa bibliographie7, deux articles dans le Journal de Psychologie8 et deux ouvrages, intitulés Le problème de l'article et sa solution dans la langue française9 et Temps et verbe. Théorie des aspects, des modes et des temps.10 En outre, diverses fonctions ont été par lui exercées au sein de la Société de Linguistique de Paris – dont la présidence en 1934. Guillaume enseignera jusqu'à l'année de sa mort, en 1960, à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes. La publication de ses cours, sous le titre Leçons de linguistique de Gustave Guillaume11, se poursuit depuis vingt- quatre ans, et nous uploads/Philosophie/ notions-de-neurolinguistique-theorique.pdf

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