CARL GUSTAV JUNG Commentaire psychologique du « Bardo- Thödol », le livre tibét

CARL GUSTAV JUNG Commentaire psychologique du « Bardo- Thödol », le livre tibétain des morts Traduit par Rainer Rochlitz Commentaire du Livre tibétain des morts : Das tibetanische Totenbuch Éd. W.Y. Evans-Wentz, 1935, rééd. 1957 Traduction française : Éd. Albin Michel S.A., 1985. Numérisation hors commerce : août 2018 Avant de commenter le texte en guise d’introduction, j’aimerais en donner un bref aperçu préliminaire. Le Bardo-Thödol est un livre qui a pour fonction d’instruire la personne qui vient de mourir. Il lui servira de guide pendant le temps de l’existence : “bardo” – état intermédiaire de 49 jours symboliques, durée qui sépare la mort de la renaissance – analogue en cela au Livre des Morts égyptiens. Le texte se divise en trois parties. La première, appelée Tchikhai-Bardo, décrit les processus psychiques au moment de la mort. La deuxième partie, appelée Tchoenyid-Bardo, traite de l’état de rêve qui intervient après la mort effective, définitive, des illusions dites karmiques. La troisième partie, appelée Sidpa-Bardo, traite de la pulsion de naître et des processus prénatals. Ce qui est caractéristique, c’est que l’intelligence et l’illumination suprêmes, et par là la suprême possibilité rédemptrice, ont lieu immédiatement pendant le processus de l’agonie. Peu après, interviennent les “illusions” qui conduiront finalement à la réincarnation, les lumineuses clartés devenant de plus en plus ternes et de plus en plus nombreuses, les visions de plus en plus terrifiantes. Ce déclin décrit l’aliénation de la conscience par rapport à la vérité rédemptrice et le fait qu’elle se rapproche de l’existence physique. L’instruction a pour but d’attirer l’attention du défunt, à chaque étape de son aveuglement et de sa dépendance, sur la possibilité rédemptrice qui lui est chaque fois offerte et de lui expliquer la nature de ses visions. Les textes bardo sont lus par le Lama à proximité du corps. Je ne pense pas qu’il y ait de meilleur moyen de m’acquitter de ma dette à l’égard des deux premiers traducteurs du Bardo-Thödol, le regretté Lama Kazi Dawa-Samdup et M. Evans-Wentz, ni de les remercier, que de m’efforcer de faciliter à l’esprit occidental la compréhension des idées et de la problématique grandioses de cette œuvre, par un commentaire psychologique de son édition allemande. Je suis sûr que quiconque lira ce livre l’esprit ouvert et s’en laissera pénétrer sans prévention, s’en trouvera enrichi. Lors de sa première parution en 1927, le Bardo-Thödol, appelé à juste titre par son éditeur W.Y. Evans-Wentz Le Livre tibétain des morts, fit sensation dans les pays anglophones. Il fait partie de ces écrits qui n’intéressent pas seulement le spécialiste du bouddhisme mahāyāna, mais par leur profonde humanité et leur pénétration encore plus profonde des mystères de l’âme, concernent surtout le non-spécialiste qui s’efforce d’élargir sa connaissance de la vie. Depuis l’année de sa parution, le Bardo- Thödol a été pour moi en quelque sorte un fidèle compagnon auquel je dois non seulement de nombreuses suggestions et découvertes, mais encore des idées tout à fait essentielles. À la différence du Livre des Morts égyptien, dont on ne peut dire que trop peu ou alors trop de choses, le Bardo-Thödol contient une philosophie humainement compréhensible et parle à l’homme, non à des dieux ou des primitifs. Sa philosophie est la quintessence de la critique psychologique bouddhiste et en tant que telle d’une supériorité que l’on peut qualifier d’inouïe. Non seulement les divinités “courroucées”, mais encore les divinités “pacifiques” sont des projections “samsariques” de l’âme humaine, idée qui ne paraît que trop naturelle à l’Européen éclairé, parce qu’elle lui rappelle ses propres simplifications banalisantes. Le même Européen serait cependant incapable de donner une réalité à ces dieux en même temps déclarés irréels en tant que projections. Or, c’est pourtant ce que fait le Bardo-Thödol qui a sur l’Européen, éclairé ou non, l’avantage de posséder quelques-unes des prémisses métaphysiques les plus essentielles. Le caractère antinomique de toute proposition métaphysique est la base tacite omniprésente du Bardo-Thödol, de même que l’idée de la différence qualitative des niveaux de conscience et des réalités métaphysiques qu’ils conditionnent. Un grandiose « Et… et » est le fondement de ce livre rare. Il se peut qu’il déplaise au philosophe occidental, car l’Occident aime la clarté et l’univocité ; c’est pourquoi l’un y défend la position « Dieu existe » et l’autre, avec autant de ferveur, la négation « Dieu n’existe pas ». Que feront ces frères ennemis d’une phrase comme celle-ci : « En comprenant que le vide de ton propre esprit est Bouddha et en considérant celui-ci comme ta propre conscience, tu demeures dans l’état de l’esprit divin de Bouddha » ? Je crains que de telles phrases ne soient mal accueillies aussi bien par notre philosophie occidentale que par la théologie. Le Bardo-Thödol est au plus haut point psychologique, or cette philosophie et cette théologie en sont encore au stade pré-psychologique médiéval où l’on ne fait qu’écouter, expliquer, défendre, critiquer et appuyer des propositions, mais où l’instance qui les énonce est rayée de l’ordre du jour par un accord général, sous prétexte qu’elle ne fait pas partie du programme. Les affirmations métaphysiques sont des expressions de l’âme et par conséquent psychologiques. Or, l’esprit occidental considère cette vérité évidente, soit comme trop évidente, dans la mesure où il exalte les lumières en s’adonnant à des ressentiments bien connus, soit comme une négation illicite de la “vérité” métaphysique. Par le terme de “psychologique” il entend toujours « seulement psychologique ». « L’âme » lui apparaît toujours comme une réalité très petite, inférieure, personnelle, subjective et ainsi de suite. C’est pourquoi l’on préfère le terme d’« esprit » en faisant toujours croire qu’une idée exprimée, qui est peut-être réellement très subjective, est l’expression de « l’esprit » et naturellement toujours de l’Esprit “universel” ou même – autant que possible – de l’Esprit “absolu”. Cette prétention un peu ridicule est sans doute la compensation de la petitesse déplorable de l’âme. Lorsque Anatole France, dans son Île des Pingouins met dans la bouche de Catherine d’Alexandrie ce conseil à l’intention de Dieu : « Donnez-leur une âme, mais une petite ! », il semble avoir exprimé une vérité qui vaut pour tout l’Occident. C’est l’âme qui énonce la proposition métaphysique, grâce à sa puissance créatrice divine et innée ; elle “instaure” les distinctions des essences métaphysiques. Elle n’est pas seulement la condition du Réel métaphysique, mais elle est elle-même ce Réel. Cette grande vérité psychologique est le commencement du Bardo- Thödol, qui n’est pas un cérémonial funéraire mais une instruction pour les morts, un guide à travers les aspects changeants de l’existence bardo qui s’étend sur 49 jours, de la mort jusqu’à la réincarnation suivante. Si nous faisons abstraction, pour le moment, de l’hypothèse de l’intemporalité de l’âme, qui va de soi en Orient, nous pouvons sans difficulté nous mettre à la place du mort en tant que lecteurs du Thödol, et considérer avec recueillement l’enseignement du premier paragraphe, que j’ai esquissé plus haut. Nous y apprenons ce qui suit dans un langage sans arrogance, plein de politesse : « Ô (Un tel), de noble naissance, écoute. Tu connaîtras maintenant le rayonnement de la Claire Lumière d’une réalité purifiée. Reconnais-le. Ô Toi, de noble naissance, ton intelligence actuelle, vide selon sa nature véritable, dépourvue de toute forme empruntée à des signes distinctifs ou de couleurs, naturellement vide, est la réalité véritable, le Bien universel. Ta propre intelligence, qui est maintenant le Vide, mais qui ne doit pas être considérée comme le vide du Néant, mais plutôt comme l’intelligence en soi, libre, lumineuse, excitante et bien heureuse, est la conscience vraie, le Bouddha infiniment bon. » Cette prise de conscience est l’état dharma-kāya de la parfaite illumination ; dans les termes de notre langue : le principe créateur de toute proposition métaphysique est la conscience en tant qu’apparition visible et saisissable de l’âme. Le “Vide” est l’état qui précède toute proposition, toute “instauration”. La plénitude des apparitions diverses est encore latente dans l’âme. « Ta propre conscience, poursuit le texte, lumineuse, vide et inséparable du grand corps rayonnant, ne connaît ni naissance ni mort, c’est la lumière immuable – Bouddha Amitābha. » Vraiment, l’âme n’est pas petite, mais la divinité lumineuse elle-même. Cette proposition l’Occident la trouve ou bien très discutable, voire condamnable ou bien il se l’approprie sans façon et ce faisant “attrape” une inflation théosophique. D’une façon ou de l’autre, nous avons un faux rapport à ces choses. Mais si nous nous maîtrisons au point de nous abstenir de commettre notre erreur principale, celle de toujours vouloir manipuler les choses, nous réussirons peut-être à en tirer un enseignement important pour nous, ou du moins à mesurer la grandeur du Bardo-Thödol qui confie au défunt la vérité suprême et ultime selon laquelle les dieux aussi sont le reflet et la lumière de sa propre âme. Pour l’homme oriental, le soleil ne s’est pas couché pour autant, comme pour le chrétien qui, de ce fait, se trouverait privé de son Dieu ; son âme est elle-même la lumière de la divinité, et la divinité est l’âme. L’Orient supporte uploads/Philosophie/ carl-gustave-jung-les-commentaires-des-morts-tibetains 1 .pdf

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