Bhdg – 4, 2014 ISSN 2034-7189 4 BULLETIN HEIDEGGÉRIEN IV Organe international

Bhdg – 4, 2014 ISSN 2034-7189 4 BULLETIN HEIDEGGÉRIEN IV Organe international de recension et de diffusion des recherches heideggériennes pour l’année 2013 LIMINAIRES I. MARTIN HEIDEGGER – HENRY CORBIN LETTRES ET DOCUMENTS (1930-1941) Introduits, édités, traduits et annotés par Sylvain Camilleri & Daniel Proulx A. INTRODUCTION GÉNÉRALE Nombreuses sont les interrogations laissées sans réponses dans ce qui est peut-être l’un des plus célèbres épisodes de la philosophie française contemporaine, à savoir l’introduction de la pensée de Heidegger dans l’Hexagone. L’importance et l’influence du recueil Qu’est-ce que la métaphysique ? préparé par Henry Corbin ne sont plus à rappeler. Cette publication valut même au traducteur le titre honorifique de premier « introducteur de Heidegger en France ». Et pourtant, répéter cela ad nauseam n’explique en rien ce qui, à l’orée des années 1930, pousse un jeune intellectuel, diplômé de  Fondé par Sylvain Camilleri & Christophe Perrin.  Ont collaboré à ce Bulletin : Mmes Wenjing Cai, Jill Drouillard, Charlotte Gauvry, Ariane Kiatibian, Kata Moser, Young-Hwa Seo et Claudia Serban ; MM. Sylvain Camilleri, Cristian Ciocan, Richard Colledge, Francesco Paolo de Sanctis, Guillaume Fagniez, Tziovanis Georgakis, Takashi Ikeda, François Jaran, Christophe Perrin, Daniel Proulx, Marcus Sacrini, Christopher Sauder, Franz-Emmanuel Schürch, Paul Slama, Christian Sommer, Ovidiu Stanciu, Laurent Villevieille, Séverin Yapo et Ángel Xolocotzi. Le symbole  signale les publications recensées de l’année.  L’« Introduction générale » est l’œuvre de Daniel Proulx, revue par Sylvain Camilleri. L’« Introduction spéciale » est l’œuvre de Sylvain Camilleri, revue par Daniel Proulx. L’édition de la « Correspondance » a été effectuée par Sylvain Camilleri, et l’appareil de notes qui l’accompagne a été composé de conserve par Sylvain Camilleri et Daniel Proulx. La « Note » et l’« Épilogue » qui complètent ce dossier ont été rédigés par Sylvain Camilleri sur la base d’un matériel mis au jour par Daniel Proulx. Bhdg – 4, 2014 ISSN 2034-7189 5 l’École des langues orientales en arabe, turc et persan, et qu’on pourrait de surcroît confondre avec un théologien protestant, à traduire un penseur allemand alors tout juste en train de se révéler au monde philosophique de langue germanique. L’intérêt porté par Corbin à l’œuvre de Heidegger a déjà fait couler beaucoup d’encre, et c’est peu dire que le sujet a donné lieu à des hypothèses difficilement compatibles, voire franchement contradictoires. Certains font de Corbin un disciple intégral de Heidegger, tandis que d’autres limitent le rapprochement à l’usage de la méthode phénoménologique 1 . Quelques polémistes prétendent établir un lien entre la passion de Corbin pour la philosophie allemande et le période noire qui a vu Heidegger adhérer au nazisme2. D’autres encore pensent que c’est dans leur réponse au nihilisme que les deux pensées se rejoignent le plus nettement3. Et l’on pourrait continuer ainsi encore longtemps. En fait, il y a presque autant d’avis que de textes sur la question. Pour un meilleur aperçu de la problématique, nous livrons ici, sous forme abrégée, une chronologie des productions corbiniennes entre 1930 et 1939, cette dernière année étant celle de son départ définitif pour l’Orient4. En 1931 : première traduction de Heidegger dans une revue littéraire française qui devait disparaître la même année. En 1932 : première traduction française de Karl Barth5 et co-fondation de la revue protestante Hic et Nunc, inspirée par les œuvres de Kierkegaard, de Dostoïevski et du théologien suisse lui-même6. 1 Pour indiquer cela, Corbin répète inlassablement : « Sans vouloir nous rattacher à quelques courants déterminés de la phénoménologie, nous prenons le terme étymologiquement, comme correspondant à ce que désigne la devise grecque sozein ta phenomena. "Sauver les phénomènes", c’est les rencontrer là où ils ont lieu et où ils ont leur lieu ». Cf. Henry Corbin, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque des idées", 1971, t. 1, p. XIX. 2 Cf. Steven M. Wasserstrom, Religion after Religion. Gershom Scholem, Mircea Eliade, and Henry Corbin at Eranos, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 1999. 3 Cf. Manuel de Dieguez, « Henry Corbin et Heidegger », NRF, 1972, n° 230, pp. 27- 39. 4 En 1939, Corbin est chargé par la Bibliothèque Nationale de France d’une mission de six mois à Istanbul. Il ne reviendra qu’après la guerre pour repartir immédiatement en Iran 5 Karl Barth, « Misère et grandeur de l’Église évangélique », Foi et Vie, 1932, année 33, n° 39 pp. 409-444. 6 Denis de Rougemont est, avec Corbin, à l’origine de ce projet. Ils sont ensuite rejoints par Roger Jézéquel, Roland de Pury et Albert-Marie Schmidt. Bhdg – 4, 2014 ISSN 2034-7189 6 En 1933 : première traduction d’une épître du métaphysicien persan Sohrawardi, précédée d’un long commentaire, dans les Recherches philosophiques7. En 1934 : dans la même revue, publication d’un article remarqué traitant du rapport entre « Théologie dialectique et histoire »8. En 1935 : publication d’une première étude monumentale sur Sohrawardi9. En 1936-1937 : travail intense aux traductions de Heidegger qui composeront le recueil de 1938, ainsi qu’à l’étude « Transcendantal et existential » présentée au Congrès Descartes pendant l’été 1937. En 1938-1939 : préparation de cours sur Luther et Hamann qui seront dispensés à l’EPHE10. Bien que partielles, ces informations laissent aisément deviner en quoi la réception corbinienne de Heidegger devait nécessairement être bien différente de celle d’un Sartre ou d’un Levinas. Dans les écrits de jeunesse de Corbin, deux influences sont clairement identifiables : celle de la tradition philosophique allemande d’une part et celle de la théologie protestante – majoritairement germanique – d’autre part. C’est un fait que ces deux "blocs" n’ont cessé de se croiser dans l’histoire de la pensée depuis le XVIe siècle. Ce l’est aussi que Corbin, comme le premier Heidegger ou même déjà comme Dilthey, n’envisageait guère de les prendre séparément. Il n’est sans doute pas exagéré de dire que Corbin s’est d’abord tourné vers Heidegger pour une raison identique à celle qui a d’abord guidé l’intérêt de ce dernier pour quelques grandes figures philosophico-théologico-religieuses telles saint Augustin, Eckhart, Schleiermacher ou Kierkegaard. S’appuyer sur Heidegger devait servir à ouvrir la question de la relation existentielle que l’humain noue avec le divin. Mais Heidegger n’est donc pas la seule préoccupation du jeune Corbin pendant les années 193011. S’ensuit qu’il est impropre d’en faire, comme c’est 7 Henry Corbin, « Pour l’anthropologie philosophique : un traité persan inédit de Suhrawardî d’Alep († 1191) », Recherches philosophiques, 1932-1933, vol. 2, pp. 371-423. 8 Henry Corbin, « La théologie dialectique et l’histoire », Recherches philosophiques, 1933- 1934, n° 3, pp. 250-284. 9 Henry Corbin, « Le bruissement de l’aile de Gabriel », Journal asiatique, 1935, vol. 227, pp. 1-82. 10 Henry Corbin, « L’Inspiration luthérienne chez Hamann », Annuaire de l’École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses, 1937 ; Henry Corbin, « Recherches sur l’herméneutique luthérienne », Annuaire de l’École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses, 1938. Bhdg – 4, 2014 ISSN 2034-7189 7 trop souvent le cas, et dans un sens notablement péjoratif, un "simple heideggérien", au sens d’un lecteur un peu fasciné et donc un peu naïf de la première génération, auquel on ne devrait que l’audace d’avoir le premier entrepris de traduire le penseur allemand. Dans quelles circonstances exactes Corbin entend-il parler de Heidegger pour la toute première fois ? Nos recherches n’ont malheureusement pas permis de répondre à cette question. Néanmoins, trois hypothèses se détachent assez clairement des autres. Chacune d’entre elles s’articule sur une éminente personnalité des études historiques, philosophiques et théologico-religieuses dans la France d’alors. 1) Corbin répète à maintes reprises qu’Étienne Gilson fut pour lui un véritable maître à penser12, et ce, bien sûr, avant tout dans le domaine des études médiévales. En 1925, Corbin suit son cours sur « La philosophie de Duns Scot »13. Or, comme on le sait, la thèse d’habilitation de Heidegger, défendue en 1915 et publiée en 1916, portait précisément sur le Doctor subtilis. Rien n’interdit de penser que Gilson en avait une connaissance directe ou indirecte – elle fut recensée pas moins de neuf fois entre 1916 et 1925, pour une large part dans des revues catholiques14 – ; d’autant qu’il y a fort à parier que les résultats de l’enquête qui, en 1922, avait conduit le médiéviste Martin Grabmann15 à rendre la paternité de la Grammatica speculativa à Thomas d’Erfurt, soient parvenus à la connaissance de Gilson. Bien que nous ne soyons pas en mesure de dire si ce dernier a ou non mentionné Heidegger en 1925, il n’est pas anodin que, dans le résumé d’un cours délivré par lui à l’EPHE en 1931, apparaissent côte à côte les noms de « Karl Barth et Martin Heidegger »16. Quoi qu’il en soit, la philosophie médiévale se présentait en ce temps comme un 11 En dehors de la sphère occidentale, il y a donc son intérêt pour la mystique persane, mais également celui, moins connu, pour la sophiologie russe – Berdiaev et Boulgakov. 12 Voir les premiers paragraphes du Post-scriptum biographique dans CHHC. 13 Cours de Gilson suivis par Corbin : en 1924 : « Recherches uploads/Philosophie/ martin-heidegger-henry-corbin-lettres-et-documents-1930-1941.pdf

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