L'HOMME ET LA NATURE PERSPECTIVES SUR LA RENAISSANCE DU Xlle SlECLE Il est une
L'HOMME ET LA NATURE PERSPECTIVES SUR LA RENAISSANCE DU Xlle SlECLE Il est une vérité au fond de nous obscurément prenante ... , c'est que l'homme porte en lui des racines de toutes les torces qui mettent le monde en reuvre, qu'il en constitue l'univers abrégé et le document didactique. Comprendre, c'est communier, c'est joindre au fait ses clefs que nous avons en nous. CLAUDEL, Art poétique. Depuis longtemps les historiens de la philosophie médiévale ont noté, parmi les éléments les plus significatifs de la renaissance des lettres ant~ques au xne siecle, le theme classique de l'homme microcosme: petit univers dans le grand univers, l'homme ne peut-etre connu qu'a l'intérieur de ce parallélisme, comme il ne vit que par la. La lecture renouvelée de plusieurs ouvrages de la pensée ancienne remet alors en circulation et en crédit ce cliché célebre, o u se reconnaissent, le plus souvent dans un concordisme sommaire, inspiration platonicienne, theses de physiciens, schéma stoicien. Nous ne reviendrons pas sur ce point acquis, et nous n'en citerons les témoins que dans un rappel sommaire ; mais nous voudrions en déceler · les contextes culturels, estimant que ce grand theme littéraire de l' Anti- quité n'a trouvé son implantation, sa diffusion, son efficacité que grace a un développement autonome des aspirations -et des comportements humains préalablement en éveil, au cours et par l'effet d'une transforma- tion profonde des structures nouvelles, voire des techniques de la société du xne sU~cle. Tout comme l'amour courtois de Guillaume d'Aquitaine (t 1127) ne s'est pas développé par une lecture archéologique de l' Ars amandi d'Ovide ; c'est bien l'éveil d'une conscience renouvelée des puissances de l'amour qui a remis en lecture le bréviaire des Latins. La découverte effective et concrete de la nature a conditionn~. nni~ nonl"rl 40 M.-D. CHENU l'effiorescence littéraire et philosophique de l'antique theme anthropo- logique, et non pas le contraire ; ou mieux le conditionnement réciproque de ces deux coordonnées rend raison d'une revigoration que la seule lecture des livres, depuis longtemps endormis dans les bibliotheques, n'auraient pu provoquer. LE THEME LITTÉRAIRE DU MICROCOSME Ce qui frappe tout d'abord c'est la presque soudaine, et en tout cas générale diffusion de ce theme des les premieres décades du xne siecle1. Il est vrai que, au cours du 1xe siecle, Scot Érigene en avait proposé a l'Occident des expressions vigoureuses, dont nous aurons a faire état. Mais, sur ce point comme sur plusieurs autres, l'Érigene était resté comme un monolithe a l' entrée du m oyen age, dans cette premiere renaissance dite carolingienne, comme si sa grandeur avait été prématurée dans une humanité encore inapte a assimiler sa métaphysique sacrée. Il vécut plus, dans les générations suivantes2, par les traces de ses polémiques sur la prédestination ou l'eucharistie, que par le sous-sol de sa haute philo- sophie. C'est précisément par celui qu'a remis en circulation active, au début du xue sieclé, quelques-uns des éléments de la philosophie érigénienne que nous voyons apparattre efficacement le theme de l'homme-microcosme : le mystérieux Honorius d'Autun;des son Elucidarium, reuvre de jeunesse, qui sera traduite en huit ou dix langues, et en vieil anglais des 1125, sans parler de ses répercussions dans la prédication, l'art sacré, la poésie, est le premier témoin notable de cette diffusion3• On en sentira l'originalité si l' on observe que, ni chez saint Anselme, le mattre vénérable de ces générations, ni a l'école de Laon, oii avait résidé jadis Érigene, et qui était alors l'un des grands centres scolaires, ne tient place la physique de l'homme-microcosme. (1) On pourrait sans doute recueillir une liste de textes sur le microcosme, du xe au xne siecle ; mais ce sont la des infiltrations sommaires et passives, qui n'accrochent pas la réflexion philosophique ou religieuse, ni n'alimentent consciemment la contem- plation spontanée de la nature ; simples traces de lieux communs relayés le plus sou- vent par les écrivains chrétiens, tels S. Gregoire (Hom. 29 in Evang., P. L., 76, 1214). (2) Dans la génération immédiate, fut sensible l'emprise des themes érigénistes .. Pour le theme du microcosme, voir : ALMANNE {t 889 environ), disciple et peut-8tre éleve de Scot (cf. A. WILMART, La lettre philosophique d'Almanne, dans Arch. hisl. doct. litt. du m. a., 111, 1928, p. 285-319; voir p. 300, 314) ; RÉMY n'AuxERRE (t 908), qui observe la concordance entre microcosme et macro- crosme tout au long de son amvre : commentaire sur Prudence, comm. sur la Genese, comm. sur le De consol. de Boece (cf. P. CouRCELLE, Étude critique sur les Commentaires de Boece, dans Arch. hist. doclr. litt. du. m. a., XII, 1939, p. 15, 42, 60). (3) La Clavis physicae {inédite) d'Honorius dérnarque le De divisione naturae de Jean Scot. Sur rhomme microcrosme, cf. Elucidarium ·1, 11, (P. L., 172, 116); Liber VIII quaest. (ibid. 1185 e, 1186 BD, 1189 CD, 1190 B) ; etc. L tiOMME ET LA NATURE 41 C'est un autre centre scolaire, Chartres, qui va etre la terre longuement féconde de cette doctrine, dans la mesure meme ou est devenu matiere capitale de son enseignement le Timée, bati, on le sait, sur le parallélisme entre microcosme et macrocosme. C'est le premier age d'or du platonisme de Platon, dans l'Occident, qui trouve la une physique, une anthropologie, une métaphysique, et déja une haute doctrine spirituelle. L'inventaire est en cours des nombreux commentaires du Timée, alimentés sur ce point comme ailleurs par le commentaire de Chalcidius1 ; le plus connu est celui de Guillaume de Conches {t v. 1154), témoin explicite, déja pepsonnel. et longtemps accrédité, de cette tradition9• Gilbert de la Porrée { enseigne a Chartres de 1124 a 1137) enregistre le theme dans son Li ber de sex principiis, destiné a si grande fortune, et livre de texte a la faculté des arts de Paris pendant tout le XIIIe siecle8. Bernard Silvestre, entre 1145 et 1153, compose son De mundi universitate, hommage a la nature, \ en deux parties contenant -re~pectivement la description de l'univers- macrocosme et de l'homme-microcosme 4• On serait surpris de retrouver la physique du microcosme, bien loin de Chartres, dans les milieux cisterciens, si l'on ne savait que Guillaume de Saint-Thierry (cistercien en 1135, · t 1148), l'adversaire de Guillaume de Conches et de Gilbert de la Porrée, avait fréquenté fructueusement Origene et Grégoire de Nysse, et s'en était' la meme inspiré dans son De natura corporis el animae5• Les nouvelles générations, autour de 1150, ont décidément assimilé et vitalisé cette doctrine. Dans sa théologie augustinienne, peú sensible aux valeurs du cosmos, Pierre Lombard ne lui fait pas place dans ses SententiaeG, et, par la, ne lui donne pas occasion d'etre, au cours des (1) CHALCIDIUS, Comm. in Timaeum Platonis, c. 200; cf. Mullach, 1867, p. 224. (2) Cf. J. M. PARENT, La doctrine de la créalion dans l'école de Chartres, Paris-Ottawa, 1938 ; p. 137-177 : Les gloses de Guillaume de Conches sur le Timée, notice et extraits. · {3) De la le theme passera dans la littérature en langue vulgaire : Le Roman de Fauvel, éd. Langfors, París, 1914-19, vers 1837 ss., 2993 ss.; éd. Langfors, Paris, 1914-19, p. 69, 107 : L 'auctour de Sex Principes dit Et ,Raison pas ne le desdit Que le monde a nom Macrocosme Et homme si est Microcosme ..• (4) BERNARD SILVESTRE, De mundi universitate, éd. Barach, Innsbruck, 1876, «In bujus operis primo libro qui Megacosmus dicitur, id est rnajor mundus ... In minori mundo, homine Physis intelligit non errandurn, si majoris mundi similitudinem sibi swnpserit exemp1um », loe. cit., p. 5 et 64. Cf. É. GILSON, La cosmogonie de Bernardus Silveslris, dans Arch. hisl. doctr.litl. du m. a., III, 1928, p. 5-24. {5) P. L., 180, 695-726. Cf. J. M. DÉCHANET, (Euvres choisies de Guillaume de Saint- Thierry, Paris, 1944, p. 60. HuauEs DE FoUILLOY (prieur d'une abbaye pres Corbie en 1153) est tout proche de G. par ses sources, et peut-Hre sa rédaction : De medicina animae, P. L., 176, 1183- lro2; microcosme, col. 1183. (6) Non plus d'ailleurs que la Glose, ni Gratien. L'occidentalisme de ces trois textes de base, dans les écoles, fait tace aux importations de la théologie grecque. ( \ .42' M.-D. CHENU siecles suivants, scolairement et officiellement commentée, avec ses Sentences. Mais la géographie spirituelle de sa diffusion s'étend bientot a tous les centres de culture et a toutes les mentalités. A Saint-Victor, o u mattre Rugues ( t 1141) ne luí avait pas fait grand sort, c'est Godefroy (entré a S. V. vers 1155-60, t 1195) qui illustre le theme, traité amplement et originalement dans son Microcosmos, écrit peut-etre hors son abbaye alors dominée par l' anti-intellectualisme du prieur Gautier1 (cf. infra). L'extraordinaire moniale Hildegarde de Bingen (t 1179) utilise tant dans la construction de ses images que dans l' explication théologique de ses visions, la physiqué du macrocosme et du microcosme, propice a tous les symbolismes2• Que les Porrelani aient, adopté et exploité le theme, on n'en sera pas surpris apres avoir constaté sa principale diffusion a Chartres ; et leur uploads/Philosophie/ chenu-l-x27-homme-et-la-nature.pdf
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- Publié le Fev 04, 2022
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