72 Cahiers Textuel 34/44 1986: 73-85 13. Montaigne se montre assez proche ici d

72 Cahiers Textuel 34/44 1986: 73-85 13. Montaigne se montre assez proche ici des idées de Longin dans le Traité du Sublime, qui "mettait l'accent sur la grandeur d'âme contemplative et inspirée de l'orateur" (M. Fumaroli, L'Age de l'éloquence, Genève, Droz, 1980, p. 68 ; voir aussi, p. 165-167). l<f. Le Regard intérieur, Paris, Nizet, 1982. 15. F. Joukovsky, op. cit., p. 1Ί7. 15. Respectivement dans l'adage Sileni Alcibiadis et le prologue du Gargantua. 16. Paris, Vascosan, 1568, p. I<f7. 17. Journal de voyage en Italie , éd. P. Michel, "Le livre de poche", p. 256. 18. Essais critiques , Paris, le Seuil, 196Ψ, p. 108. L'ARGUMENTΑTIΟΝ PYRRHONIENNE Structures d'essai dans le chapitre "Des Boîteux". Que déclare Montaigne, dans le chapitre "Des Boîteux", au sujet des phénomènes de sorcellerie ? A ceux qui en font état, il oppose, dit l'une, "des dénégations fortes, sans laisser aucune marge au flou (...) ni à l'hésitation" (1) - "Sa réserve" dit l'autre "ne va jamais jusqu'à la négation" (2). Qu'ils aient tous deux raison, on le croira sans peine, si l'on voit bien à qui je pense. Reste seulement à montrer comment le texte vérifie leurs assertions contraires et permet de les composer entre elles ; ce qui donnera lieu à quelques remarques sur l'argumentation de Montaigne et sur ses rapports avec la zététique pyrrhonienne rénovée par la pratique de l'essai. Pour premier repère, le titre, pris a la lettre. Ecartons l'hypothèse insoutenable d'une tentative de camouflage ; et renonçons aux métaphores, pour admettre, naïvement, que les "boîteux" en question ne sont autres que les claudiquants des deux sexes dont il est question à la fin. A quel titre méritent-ils le privilège d'être signalés ainsi à l'attention du lecteur ? Ils sont bizarrement introduits : "A propos ou hors de propos, il n'importe..." (p. 1033) - formule unique dans les Essais, qui non seulement isole le texte, présenté comme une sorte d'épilogue, mais semble même en contester la pertinence. Pourtant, une page plus loin, Montaigne le raccorde à la thèse initiale : "Ces exemples servent ils pas à ce que je disais au commencement ?" (ρ.1034). Combinées entre elles, les deux indications donnent aux remarques sur les boîteux et boiteuses le statut de 74 figure marginale, sorte d'emblème qui ne se rapporte pas spécialement à tel ou tel point de l'argumentation ni à son objet (et reste donc "hors de propos") mais fournit pour celle-ci un modèle logique, d'après lequel on peut la situer dans la philosophie de Montaigne. Le passage est composé de manière à cerner très précisément ce modèle. Après avoir cité le proverbe et l'exemple qui célèbrent les capacités sexuelles des boiteux, Montaigne présente ("J'eusse dict...") son explication du phénomène, puis celles d'Aristote ; et il enchaîne sur le cas similaire, des tisserandes. La série des explications controuvées se poursuivra plus loin, avec les hypothèses contraires du Tasse et de Suétone, sur les effets anatomiques de l'équitation, et de Virgile, sur les raisons de l'écobuage. Mais au centre, juste après la formule déjà citée qui raccorde le tout au "commencement" du chapitre, Montaigne revient soudain sur le cas de la boiteuse : "Outre la flexibilité de notre invention à forger des raisons à toute sorte de songes, notre imagination se trouve pareillement facile à recevoir des impressions de la fausseté par bien frivoles apparences. Car, par la seule autorité de l'usage ancien et public de ce mot, je me sois autrefois fait à croire avoir reçu plus de plaisir d'une femme de ce qu'elle n'était pas droite, et mis cela en recette de ses grâces" (p. 1034). L'analyse est modifiée. La question des "causes" s'efface, au profit d'une autre, plus incisive : il s'agit maintenant des leurres fabriqués par 1' "imagination" (c'est-à-dire la faculté de représentation, la phantasia qui élabore les images à partir des données sensibles). De la critique de la raison et de ses vaines spéculations, on passe donc à celle d'une instance mentale intermédiaire entre celle-ci et la sensation ; exactement au point où la perception entre en concurrence ou en combinaison avec les fantasmes, où naissent les "songes" que des hypothèses étiologiques viendront accréditer. C'est là un lieu stratégique des controverses entre stoïciens et sceptiques (3), et aussi du débat entre Wier et Bodin sur la sorcellerie ; si bien que ces quelques lignes se rattachent non seulemnt au "commencement", mais à l'ensemble de l'argumentation, et à son objet principal. Or, à cet endroit précis, Montaigne revient à sa boiteuse pour constater, justement, qu'il a cédé lui-même au mirage collectif : "Je me suis autrefois fait à croire avoir reçu plus de plaisir..." - contre le témoignage le plus irrécusable de ses sens, il a fait prévaloir l'autorité du proverbe. Il voit maintenant dans cette fantaisie erotique la matière d'un essai (effectué jadis) du consentement intime à l'erreur ; et l'on sait quelle leçon il tire de ce genre d'expérience : "Qui se souvient de s'être tant et tant de fois mécompte de son propre jugement, est-il pas un sot de n'en entrer pour jamais en défiance ?" (III, 13, p. 1074). Par de telles réflexions critiques se réitère sans cesse le geste initial du pyrrhonisme de Montaigne, déclenchant le travail de la zététique intérieure : réserve dubitative (epoche) sur la validité de telle croyance et retour sur les processus mentaux qui la produisent ou l'accréditent - ici, les suggestions de l'opinion commune (i), renforcées par les explications imaginées. Compte tenu de cela, on sera un peu moins surpris par le titre du chapitre : il désigne, dans le texte, une opération d'essai (prendre conscience d'une erreur) sur le registre personnel - un modele, réduit et déplacé, du travail accompli par l'argumentation des pages précédentes ; ce que confirme la conclusion, dont je parlerai plus tard. Une remarque encore, sur le même passage. Il s'agit bien d'une erreur ; mais cela est déclaré d'un mot, qui tire toute sa force de l'articulation logique du contexte : "Notre imagination se trouve (...) facile à recevoir des impressions de la fausseté. Car (...) je me suis autrefois fait à croire..." Montaigne ne prend pas la peine de réfuter ce témoignage de son "imagination" : il est entendu d'avance qu'il est futile, et que l'explication qu'il s'en est donnée était spécieuse, comme celles d'Aristote. Bref, il "elide la vérification" du fait, en le situant simplement dans le domaine qu'il explore, des "songes", des "frivoles apparences", de Γ "inanité". On ne discute pas un fantasme, individuel ou collectif ; on l'enregistre comme tel, et on l'explique. Passons à la limite : il reste fantasme même si "la fortune, ou quelque particulier accident" (p. 1033) le font coïncider avec un fait. Après tout, Montaigne ne dit rien des talents de la dame ; "honnesteté", sans doute ; mais surtout, cela n'avait rien à voir avec la vraie question : comment ai-je pu m'en faire accroire ainsi ? Par ce qu'il dit et par ce qu'il laisse entendre, l'épilogue privilégié par le titre esquisse les linéaments d'une démarche critique dont les différentes opérations (doute, réfutation, mise à l'écart) sont effectuées concurremment dans la discussion sur les prodiges et la sorcellerie, corps central du chapitre. En celle-ci, deux discours se superposent. L'un est une argumentation explicite, à l'usage des juristes, qui se cantonne dans les limites d'un pyrrhonisme strict, et en tire toute sa force. L'autre, qui dépasse ces limites, prend la forme plus discrète d'un réseau d'assertions indirectes et d'implications ; il manifeste l'incrédulité, au sens fort du terme. Pour plus de clarté, je les examinerai séparément. Aux magistrats chasseurs de sorcières, Montaigne réplique par un principe de droit criminel : "A tuer les gens, il faut une clarté lumineuse et nette" (p. 1031) - règle déjà rappelée par Wier, et scandaleusement inversée par Bodin qui subordonnait à ce critère d'évidence non la condamnation, mais l'acquittement des inculpés de sorcellerie (5). Il lui suffit dès lors de plaider le doute, en utilisant contre Bodin l'argument même que celui-ci opposait à Wier pour récuser les explications naturelles : "Ce n'est pas fait en Mathématicien ni en Philosophe d'assurer témérairement une chose qu'on n'entend point : mais il faut en ce cas voir l'effet, et ce qu'on dit, hoti esti, et laisser à Dieu la cause, c'est-à-dire di'hoti" (6). Pour lui retourner l'objection, il suffit de constater que le démonologue, lui aussi, prétend connaître la cause du phénomène lorsqu'il impute celui-ci aux pouvoirs sataniques. Assimiler des cas examinés par les tribunaux aux sortilèges attestés par la Bible, cela requiert une hypothèse étiologique : "Pour accommoder les exemples que la divine parole nous offre de telles choses, très certains et irréfragables exemples, 76 et les attacher à nos événements modernes, puisque nous n'en voyons ni les causes ni les moyens, il y faut autre engin que le nôtre. Il appartient a l'aventure a ce seul très puissant témoignage de nous dire : Cettui-ci en est, et celle-là, et non cet autre" (p.1031). Le raisonnement est sans faille, surtout dans la version de 1595, depuis la uploads/Philosophie/ andre-tournon-argumentation-pyrrhonienne 1 .pdf

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