ENTRE KANT ET DIEU: LA PHILOSOPHIE DE LA RELIGION DE HERMANN COHEN Carole Promp

ENTRE KANT ET DIEU: LA PHILOSOPHIE DE LA RELIGION DE HERMANN COHEN Carole Prompsy Hermann Cohen (1842-1918) est le fondateur de l’École de Marbourg, dont la vie est intimement liée à celle de deux autres grands hommes: Paul Natorp (1854-1924), ami et collègue de Hermann Cohen à Marbourg, et Ernst Cassirer, leur élève (1874-1945). On peut situer la naissance de l’École en 1871 – année de la parution de l’ouvrage de Cohen Kants Theorie der Erfahrung [La Théorie kantienne de l’expérience1], dans lequel sont posées pour la première fois les orientations qui la définissent – et sa dissolution définitive en 1933, lorsque Cassirer quitte l’Allemagne à la suite de l’acces- sion de Hitler au poste de Chancelier. Son importance pour l’histoire de la philosophie est triple: d’abord, elle fut dans les années 1890 la principale école philosophique en Allemagne, qui a donné lieu à trois pensées aussi riches et différentes que sont celles de Cohen, de Natorp et de Cassirer; ensuite, sa compréhension du système kantien est peut-être la plus fidèle et approfondie qui soit; enfin, elle a eu une influence certaine sur les œuvres de Husserl et de Heidegger. L’École de Marbourg Retour à Kant L’École de Marbourg se définit avant tout par sa volonté de «retour à Kant2». En cela, elle appartient à la génération des pensées dites «néo-kan- tiennes» qui se multiplient au cours des années 1860-1880 et se proposent de revenir à Kant par-delà Hegel et tous les systèmes néo-hégéliens dévelop- pés durant la période précédente. En cette époque de crises politiques conti- nuelles – entre les divers États allemands, la Prusse et l’Autriche, la Prusse et la France – émerge une tendance interne à la «libéralisation» qui en appelle à Kant en tant qu’il est le philosophe de l’Aufklärung, et non plus à la pen- sée spéculative de Hegel et de Schelling taxée d’autoritarisme et de conser- vatisme. Mais, sous l’étiquette de néo-kantisme se cachent des pensées très 35 LA RELIGION 1. Cohen H. La Théorie kantienne de l’expérience. Trad. E. Dufour et J. Servois. Paris: Cerf, 2001. 2. «Zurück zu Kant» est le fameux cri lancé par Zeller en 1862, lors de la leçon inaugurale qu’il donna à Heidelberg, après avoir travaillé treize ans à Marbourg. Voir Über Bedeutung und Aufgabe der Erkenntnistheorie. In Vorträge und Abhändlungen. Tome II. Leipzig: Fuss, 1877. p. 464. différentes : Österreich n’en distingue pas moins de sept types3. Pour l’École de Marbourg, il s’agit moins d’un retour direct et réactionnaire à Kant, parce qu’il aurait été oublié, que d’une opposition aux nombreuses théories post-kantiennes, et notamment à tout l’idéalisme allemand, parce qu’elle tient celles-ci pour arbitraires et fantaisistes quant à leur valeur philosophique, même et peut-être surtout quand elles se disent kantiennes. Ce n’est pas parce qu’il est kantien que Cohen est anti-hégélien, mais c’est bien plutôt parce qu’il est foncièrement opposé à Hegel, sans doute avant tout en raison de sa judéité – il ne peut admettre la thèse hégélienne selon laquelle le christianisme serait la vérité du judaïsme – que Cohen se tourne vers Kant. C’est en dénonçant les interprétations erronées auxquelles la pensée kantienne a donné lieu qu’on fera apparaître le sens authentique du système kantien. Cependant, il ne s’agit pas de se référer dogmatiquement à Kant, mais de s’appuyer sur sa pensée en ce qu’elle permet de garantir à la philosophie le cours assuré d’une science. «Si, d’une manière générale, nous nous récla- mons de la méthode critique de Kant, nous ne nous sentons pas pour autant soumis à une dépendance dogmatique4.» C’est dans son premier ouvrage sur Kant, La Théorie kantienne de l’ex- périence, paru en 1871, que Cohen réfute toutes les interprétations erronées du système kantien et en présente sa propre compréhension, qui définira l’orientation de l’École. En réponse à la polémique au sujet de l’a priori enga- gée par Trendelenburg et Kuno Fischer à cette époque, il concentre son effort sur cette notion kantienne essentielle. Selon lui, la principale erreur dans la compréhension de l’œuvre de Kant consiste à dissocier les moments de la Critique de la raison pure: il ne faut pas séparer les étapes parcourues par Kant, ne pas dissocier les différents arguments de «l’Esthétique», ne pas isoler «l’Esthétique» de la «Logique», et cette lecture est valable en particulier pour l’a priori, qui traverse toute la Critique. La vérité de l’a priori n’est pas située dans le sujet, contrairement à ce qu’a cru Fichte et avec lui l’idéalisme allemand, mais dans le rapport du sujet à l’objet. Ne pas le voir, c’est retourner à la problématique pré-kantienne de l’innéité et admettre le présupposé du réalisme psychologique. Et c’est ce réalisme métaphysique qui mène à l’idéalisme absolu par-delà l’idéalisme critique, puisqu’il dérive tout de la conscience de soi, et non des conditions de possibilité de l’objectivité. L’a priori ne trouve son sens que dans sa fonction épistémologique, dans son rapport nécessaire à la connaissance, dans son rôle transcendantal. D’une manière générale, nul n’a compris Kant s’il n’a dépassé le métaphysique pour le transcendantal ; car ce passage est à la fois celui de la subjectivité à 36 LA RELIGION 3. Voir Überweg F. Grundriß der Geschichte der Philosophie. 12e édition. Tome IV. Berlin: Mittler, 1923. p. 416 sq. Les sept types que distingue Österreich sont les suivants: physiologique (Helmholtz, Lange), métaphysique (Liebmann, Volkelt), réaliste (Riehl), logique (Cohen, Natorp, Cassirer), axiologique (Windelband, Rickert, Münsterberg), relativiste (Simmel) et psychologique (Nelson). 4. Cohen H. Einleitung mit kritischen Nachtrag zu Langes Geschichte der Materialismus (1914). In Cohen H., Goerland A., Cassirer E. Schriften zur Philosophie und Zeitgeschichte. Tome II. Berlin: Akademie-Verlag, 1928. p. 231. l’objectivité et celui de la disparité à l’unité. Ainsi «l’Esthétique» ne doit-elle pas être isolée de la «Logique», car c’est le schématisme qui fonde les formes de l’intuition, et l’expérience physique qui fonde les mathématiques ; de même, ce sont les principes qui explicitent ultimement les concepts, et donc la logique transcendantale qui fonde la logique formelle, et non l’inverse. Le principe suprême de la méthode transcendantale est la possibilité de l’expérience. Or ce principe se reconnaît lui-même comme problème. Il se réfléchit et découvre sa limitation nécessaire; et cette auto-limitation du rap- port à l’expérience possible qui constitue la connaissance, c’est la chose en soi. Avec le transcendantal, on passe de l’opposition sujet/objet à l’opposition phénomène/noumène. La chose en soi ne peut pas être interprétée en termes de réalisme, comme une affection transcendante qui serait la cause du phéno- mène, et Fichte a donc bien fait de rejeter cette thèse. Sa fonction est la régu- lation systématique du domaine de l’expérience ; elle fonde l’unité de l’expérience et ses limites. Elle est une loi de la pensée immanente au prin- cipe suprême de la connaissance, et ne peut donc certainement pas être intui- tionnée. Si l’idéalisme allemand a critiqué son usage, c’est que, en identifiant la réalité métaphysique et la conscience de soi dans l’intuition intellectuelle, il n’a pas su distinguer le penser du sentir. Or, du fait même qu’elle exprime le rapport nécessaire de la connaissance à la pensée, la chose en soi est le fondement transcendantal de la distinction entre connaître et penser: son rôle négatif est de montrer la relativité de toute connaissance, nécessaire- ment conditionnée par la sensibilité; mais elle indique la tâche positive de la pensée, qui doit s’efforcer de dépasser cette limitation, même si ce dépas- sement ne pourra jamais que prendre la forme d’une totalisation indéfinie. En pensant la chose en soi, la connaissance connaît ses propres limites, et c’est cette pensée qui fonde le système même de la connaissance. La pensée règle, dirige et appelle nécessairement la connaissance, et c’est pourquoi il faut lire la «Dialectique» pour comprendre la «Logique transcendantale», confor- mément au mouvement général de la Critique de la raison pure. L’orientation marbourgeoise C’est ce même principe suprême de la possibilité de l’expérience qui per- met à la philosophie d’atteindre un inconditionné. Pour fonder l’expérience, il faut la quitter, c’est-à-dire quitter son effectivité psychologique et naïve qui repose sur des conditions subjectives, et se tourner vers sa possibilité. L’analyse transcendantale ne porte pas sur le contenu de la connaissance, mais sur sa méthode en tant qu’elle seule peut permettre à la philosophie d’atteindre une unité. «Les porteurs de l’a priori dans le système kantien, l’espace et le temps comme les catégories, doivent être conçus comme des méthodes, et non comme des formes de l’esprit5.» L’unité transcendantale de l’aperception n’est rien d’autre que l’unité des méthodes fondamentales du 37 LA PHILOSOPHIE DE LA RELIGION DE HERMANN COHEN 5. Cohen H. Kants Theorie der Erfahrung. 2e édition. Berlin: Dümmler, 1885. p. 408. Trad. J. Vuillemin. L’Héritage kantien et la révolution copernicienne. Paris: Puf, 1954. p. 146. savoir. C’est par ce passage du réel au possible, de l’objet à la connaissance de l’objet, qu’on atteint l’inconditionné philosophique; le transcendantal est libéré de toute effectivité, qu’elle soit psychologique, culturelle ou scien- tifique, et ne repose que sur le principe suprême de la possibilité de l’expé- rience. Et: «Qu’est-ce qui rend possible le principe uploads/Philosophie/ cohen.pdf

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