L’énonciation à la croisée des approches Comment faire dialoguer la linguistiqu
L’énonciation à la croisée des approches Comment faire dialoguer la linguistique et la sémiotique ? Marion COLAS-BLAISE Université du Luxembourg, CELTED (Metz) & CeReS (Limoges) Introduction Denis Bertrand qualifie les relations que la sémiotique entretient avec la linguistique de « complexes, parfois méfiantes, parfois ombrageuses » (2009a, p. 1). Plaçant au centre de l’intérêt la problématique de l’énonciation, ses avatars et les migrations du concept, on se propose, ici, de dégager des zones de rencontre, d’esquisser des convergences et des divergences. Dans tous les cas, l’hypothèse à vérifier sera celle non seulement de la possibilité, mais de la fécondité du dialogue. Quel éclairage la sémiotique peut-elle apporter aux travaux linguistiques ? Dans quelle mesure ces derniers incitent-ils à des questionnements sémiotiques inédits, à de nouveaux développements théoriques ou à des ajustements méthodologiques ? « La vie des disciplines est comparable à celle des organismes vivants », écrit Denis Bertrand. « Se sachant mortelles, elles luttent pour l’existence et tentent de se reproduire pour assurer leur pérennité » (Ibid.). Interroger les frontières qui contribuent à fonder une théorie ou une discipline, c’est alors d’un même tenant cerner les points de passage et confirmer leur spécificité. Il ne s’agira pas, en l’occurrence, d’embrasser la totalité des recherches linguistiques et sémiotiques qui instituent l’énonciation en champ de questionnement, ni de les passer en revue de manière exhaustive. En raison de la diversité théorique, méthodologique, voire terminologique qui caractérise les linguistiques de l’énonciation et, dans une certaine mesure, les travaux en sémiotique, la tâche serait malaisée. On arpentera le paysage énonciatif à grands pas, focalisant l’attention sur les quinze dernières années et traçant un parcours personnel, balisé de proche en proche par des événements et des publications jugés particulièrement aptes à alimenter le débat interdisciplinaire 1. On cherchera à circonscrire dans chacune des parties un champ de questionnement particulier, pour lequel on proposera des éclairages multiples. Du Dictionnaire de linguistique (Dubois et alii (1973)) au Dictionnaire des sciences du langage (Neveu (2004)), en passant par l’ouvrage Termes et concepts pour l’analyse du discours. Une approche praxématique (Détrie, Siblot & Vérine (2001)) et le Dictionnaire d’analyse du discours (Charaudeau & Maingueneau (2002)), le noyau définitionnel de l’énonciation, fourni, à sa base, par Bally et Benveniste, paraît relativement stable. Renvoyant à des ouvrages de synthèse pour une visée plus « archéologique »2, on se contentera, dans l’immédiat, de rappeler quelques-unes des stations majeures qui ont marqué le développement de la notion. On s’en autorisera pour décrire cavalièrement certains de ses constituants. D’abord, le locuteur, l’interlocuteur, l’acte d’énonciation et l’« attitude » face à l’énoncé. Déjà en 1932, Bally souligne l’importance de l’émetteur : « La parole est un déictique général, qui identifie l’expression à la pensée du parleur. Il suffit de dire Il pleut pour que l’entendeur comprenne qu’il s’agit d’une constatation faite par le parleur » (1965 [1932], p. 51). Il fait également état d’un 1 Il faut souligner le cadre restrictif de cette étude, forcément partielle : les limites imparties rendent la sélection indispensable. Notre objectif est, essentiellement, de tracer des voies qui invitent à des explorations plus poussées. 2 Cf. la phrase liminaire de l’ouvrage « L’énonciation » de C. Kerbrat-Orecchioni, qui s’interroge sur les raisons du tournant énonciatif et trace les contours d’une réflexion fondamentale : « Pourquoi cette “mutation”, dont les signes sont effectivement de plus en plus nets, et dont le concept trop accueillant peut-être d’“énonciation” fait figure de symbole et de catalyseur à la fois ? » (1999 [1980], p. 7). triple « conditionnement », logique, psychologique et linguistique, de l’énonciation de la pensée. À leur tour, Anscombre et Ducrot se placent du côté du locuteur3, tout en mettant en avant l’activité énonciative : « L’énonciation sera pour nous l’activité langagière exercée par celui qui parle au moment où il parle » (1976, p. 18). Entre-temps, Benveniste aura lui-même attiré l’attention sur le mécanisme de la production : « L’énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (1970, p. 12). À la même époque, Dubois aura démêlé les fils des définitions en pointant dans les analyses des linguistes européens un double déplacement d’accent, en direction de l’interlocuteur et en termes d’« attitude » adoptée face à l’énoncé : « L’énonciation est présentée soit comme le surgissement du sujet dans l’énoncé, soit comme la relation que le locuteur entretient par le texte avec l’interlocuteur, ou comme l’attitude du sujet parlant à l’égard de son énoncé » (1969, p. 100) 4. Ensuite, le continu et le discontinu. Discutant les concepts de distance et de modalisation (du côté du locuteur), celui de transparence et d’opacité (du côté du récepteur ; cf. T. Todorov) ou celui de tension, qui concerne le rapport entre le sujet parlant et l’interlocuteur, Dubois fait de l’ambiguïté la pierre de touche d’une conception « transformationnelle » de l’énonciation. D’une part, faute de pouvoir rendre compte directement de l’acte de production, les linguistes en guettent les traces intratextuelles, les lieux de l’inscription dans l’énoncé de l’émetteur du message (cf., en particulier, Kerbrat-Orecchioni (1999 [1980]) ; semblablement, Greimas & Courtés (1979) s’intéressent à ce « simulacre » que constitue l’énonciation « énoncée » ou « rapportée »)5. D’autre part, Dubois met dans la balance, face à ces unités discrètes, l’énonciation comme « flux », soulignant l’urgence d’une appréhension du « continu ». Il écrit ainsi au sujet de la « linguistique transformationnelle » : Sans doute fallait-il qu’une théorie linguistique modifie entièrement les modes d’analyse en renversant certains des axiomes les mieux établis : celui des niveaux et des rangs, des unités discrètes et de la combinatoire, pour lui substituer l’ordonnancement, la suite des transformations et que place soit laissée à une continuelle intervention du sujet dans l’objet en voie de réalisation, pour que l’énonciation retrouve une place fondamentale dans l’étude linguistique (Dubois (1969, p. 110)). Ce continu qui, en sémiotique, suscitera des débats nourris et qui, après sa forclusion du champ des investigations, apparaîtra, selon J. Fontanille, « comme un simple effet de sens d’un “retour du refoulé” théorique ou méthodologique » (2003b, p. 15). C’est, plus particulièrement, à travers l’attention portée à l’acte d’énonciation en prise sur la réalité – J.-C. Coquet invoque le patronage de Benveniste et Merleau-Ponty – que le « geste “continuiste” » peut « installer l’être de langage sur un “horizon” ou dans un “bain” […] constitué par l’horizon indistinct mais efficient de la présence sensible et diffuse […] » (Ibid., p. 18). La « sémiotique du continu » constitue pour J.-C. Coquet une « sémiotique de deuxième génération », « discursive et subjectale » : s’appuyant sur le tournant épistémologique des années 70, il lie la réintégration du devenir à la conception du discours « comme une organisation transphrastique rapportée à une ou plusieurs instances énonçantes » (1991, pp. 198, 200-201 ; cf. aussi 1984). 3 Au sujet de la distinction entre le locuteur et l’énonciateur, cf. Rabatel (2010c). 4 On notera qu’en 1984, O. Ducrot se distingue de Benveniste en supprimant toute référence extra-linguistique : « C’est cette apparition momentanée [celle d’un énoncé, considérée comme un événement] que j’appelle “énonciation”. On remarquera que je ne fais pas intervenir dans ma caractérisation de l’énonciation la notion d’acte – a fortiori, je n’y introduis pas celle d’un sujet auteur de la parole et des actes de parole. Je ne dis pas que l’énonciation, c’est l’acte de quelqu’un qui produit un énoncé ; pour moi, c’est simplement le fait qu’un énoncé apparaisse, et je ne veux pas prendre position, au niveau de ces définitions préliminaires, par rapport au problème de l’auteur de l’énoncé. Je n’ai pas à décider s’il y a un auteur, et quel il est » (p. 179). 5 Au sujet de la distinction entre l’énonciation « énoncée » et l’énonciation « rapportée », cf. également Courtés (1989, pp. 48-49) : si l’énonciation « énoncée » est « constituée par l’ensemble des marques, identifiables dans le texte, qui renvoient à l’instance de l’énonciation », l’énonciation « “rapportée” » correspond à un « simulacre », dans le discours, de la « relation de communication entre énonciateur et énonciataire ». Sans doute ce « type de réalisme » (Fontanille (2003b, p. 14)) énonciatif constitue-t-il une troisième voie, à côté des conceptions « restreinte » et « étendue » de la linguistique de l’énonciation selon C. Kerbrat-Orecchioni6. On sait par ailleurs la fortune que connaît la version étendue, qui, dans le cadre de l’analyse du discours, repousse les limites des explorations jusqu’à décrire la scène d’énonciation, la situation de communication et ses composantes (les protagonistes du discours, les circonstances spatio-temporelles, les conditions de production/réception, le contexte historique et culturel, les déterminations génériques et sociolectales). Il faudra la mettre en regard avec le développement récent de la notion de « pratique » (Fontanille (not. 2008)) : on verra que cette dernière permet de dégager la canonicité d’une « scène » en deçà même du contexte ad hoc. En troisième lieu, le langage comme système et le retour du sujet. 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- Publié le Aoû 04, 2021
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