356 LES COLLOQUES MARCOLPH. - Je n'ai jamais entendu le récit d'une mort moitI

356 LES COLLOQUES MARCOLPH. - Je n'ai jamais entendu le récit d'une mort moitI pénible. PHÈDRE. - Tel il fut durant toute sa vie. L'un et l'autre furent ni amis et je ne peux dire, avec équité, lequel des deux a eu la mort 1 . plus chrétienne. Toi, qui es neutre, tu seras meilleur juge. MARCOLPH. - J'essaierai, mais à loisir. DES CHOSES ET DES MOTS 1 (De rebus ae voeabulis) Sous une allure toujours plaisante, ce dialogue aborde, de la faç/lll ~a plus concrète qui soit, l'uli des problèmes philosophiques les plu, Importants et les plus traditionnels depuis Platon (et même avant luI) celui des rapports entre l'apparence et la réalité. Et cette dialectiqll' - pour employer un terme que récuserait sans doute Érasme, car il ", connaît de la dialectique et des dialecticiens que les subtilités formell,', des. scolastiques pseudo-aristotéliciens de son temps - s'exprime SOli' la forme des rapports entre le langage et la pensée, l'expression verbal, et son contenu intellectuel (au sens large), ce que nous appellerions, l'" termes de sémantique saussurienne, les rapports entre le signifiant et /, sign{fié 2 Tel est le sens qu'il faut donner au mot latin res: même .1/ nous avons traduit le titre original, « De rebus ac vocabulis», par « DI" choses et des mots» (nos contemporains évoqueront immanquablemelll "ouvrage célèbre du philosophe Michel Foucault, Les Mots et le Choses), le terme de « chose» reste particulièrement vague (comme /, serait aussi le terme de « réalité», par lequel on traduit parfois res), s'appliquant à tout ... et à rien! En fait, il s'agit de l'objet visé par ce/III qui parle ou qui écrit, autrement dit de l'idée exprimée par le mot, 0/1 par la phrase, ou par le discours. La question du langage et de .1'1'.1 rapports avec la pensée a sans cesse préoccupé Érasme, en tant ql/l pédagogue, mais aussi en tant que penseur et théologien, car elle ', 1 / a~ cœur du problème de la vérité. Il a même écrit tout un ouvrage, /0 Lmgua (J 525), qui porte sur l'usage - bon et mauvais - de la langllt', sans compter des ouvrages comme de De copia ou l'Ecclesiastes dam lesquels il analyse les mille et une possibilités qui s'offrent à l'orate/II - c'est-à-dire à "homo loquens - pour exprimer sa pensée ou ('" fausser le sens par des paroles mensongères 3. Cette «polysémie» dll langage (comme disent les linguistes ou les philosophes) s'exprime mêml' avec humour dans notre colloque puisque les deux interlocuteur, 1 1. Traduit du latin par Jean-Claude Margolin. 2. VOIr, dans le Dictionnaire, l'article LANGAGE. 3. Voir J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, passim. DES CHOSES ET DES MOTS 357 IlIlrquels Érasme a attritué le nom de Boniface et de Béat (ou Beatus) 111' représentent pas in concreto ce que ces vocables signifient: Boniface /1 '" pas nécessairement une mine trop réjouie, et Béat n'exprime pas ... IIIII! béatitude particulière. Telle est la leçon de philosophie du langage 'l'I 'Érasme, dont l 'esprit n'est pas fait pour les spéculations abstraites 111/ théoriques, nous donne dans ce plaisant entretien... qui touche "'ailleurs, également, à bien d'autres questions d'ordre social ou 1 r'IInomique pour lesquelles il se sent plus à l'aise. Le colloque date de J 52 7. Les noms des interlocuteurs n'ont pas été 1 hoisis seulement pour la démonstration de la thèse, quand on songe ,I/IX deux grands amis d 'Érasme, l'Alsacien Beatus Rhenanus et le I/'Îlois Boniface Amerbach. Il vise aussi Francis Berckmann, un libraire d'Anvers avec lequel Érasme avait eu plusieurs fois maille à partir. / (1 colloque a été traduit en italien dès J 530. BEA TUS, BONIFACE BEATUS. - Bien le bonjour, Boniface. BONIFACE. - Bien le bonjour également, Beatus. Mais plût au ciel qlle nous fussions l'un et l'autre ce que signifie notre nom, toi riche, 1'1 moi d'un physique agréable. BEATUS. - C'est donc peu de chose à tes yeux que de porter un Ilom magnifique 1. BONIFACE. - Le nom, en fait, m'importe guère, si la réalité n'y l'illTespond. BEATUS. - Pourtant la plupart des mortels sont d'un sentiment di lférent. BONIFACE. - Il se peut bien qu'ils soient des mortels, mais je ne l's considère pas comme des hommes 2. BEATUS. - Ce sont aussi des hommes, mon cher, à moins que tu Il' t'imagines que des chameaux et des ânes se promènent encore de 1I0S jours sous une apparence humaine. BONIFACE. - Je le croirais plus volontiers que je n'appellerais hommes des gens qui font plus de cas du nom que de la chose. 1. Dans le De conscribendis epislOlis, Érasme se moque de ceux qui portent des titres IIlImbreux et grandioses (des «révérendissimes» aux «magis/ri nos/ri») qui recouvrent """vent une réalité humaiJ}e infiniment plus modeste. 2. C'est l'habitude d'Erasme, peut-être héritée du Socrate de Platon dans ses Il'cherches de la définition juste (qu'est-ce que la vertu? qu'est-ce que la sagesse? qu'est-ce que le courage? etc,) que de vouloir redonner aux vocables les plus courants comme celui d'homme, homo - leur «vraie» définition. Celle-ci implique toute une philosophie de l'homme, ou de. l'humanité. C'est aussi le sens de l'adage des Silénes dA lcibiade (voir 1. Chomarat, Erasme, Œuvres choisies, 1991, p. 399-430). 358 LES COLLOQUES BEATUS. - J'avoue que dans certains ordres de réalités, la plUP1 1I1 préfèrent la chose au nom ; mais dans. beaucoup d'autres circonstanc ' , c'est le contraire. BONIFACE. - Je ne saisis pas très bien le sens de tes propos. BEA TUS. - Un exemple est pourtant là, à notre portée immédiate tu t'appelles Boniface, et tu portes bien ton nom. Mais si tu devai être dépouillé de ton nom ou de ton visage, que préfèrerais-tu? Êtn laid, ou bien t'appeler Corneille au lieu de Boniface? BONIFACE. - ':'aimerais mieux, bien entendu, m'appeler mêm Thersite l, plutôt que d'avoir le visage d'un monstre. Mais que le miOIl soit beau, je n'en sais rien. BEATUS. - De même, en ce qui me concerne, si j'étais riche et qu'il me fallût abandonner soit ma richesse soit mon nom, je préfèrerai m'appeler Ims 2 plutôt que d'être dépouillé de mes biens. BONIFACE. -- Je suis d'accord avec ce que tu dis, car c'est vrai. BEATUS. - Il en ira de même, je suppose, pour ceux qui jouissent d'une santé florissante ou qui sont dotés d'autres avantages physiques BONIFACE. - C'est probable. BEA TUS. - Mais combien en voyons-nous qui préfèrent qu' on Ic~ appelle savants ou pieux plutôt que de l'être réellement 3. BONIFACE. - J'en connais une foule de cette espèce. BEATUS. - Est-ce que, pour eux, le nom n'a pas plus d'importancl' que la chose? BONIFACE. - Apparemment. . BE~ T~S. - Même si se présentait à nous quelque dialecticien qui defimralt correctement 4 ce qu'est un roi, un évêque, un magistrat, urt philosophe, peut-être que là aussi, nous trouverions des gens qUI préfèreraient le nom à la chose. BONIFACE . . - Assurément, si le roi est celui qui, par ses lois et pal son équité, vise l'intérêt de son peuple et non le sien; si un évêqul' est celui qui se consacre entièrement aux brebis du Seigneur; si Il' magistrat est celui qui veille de tout son cœur au salut de l'État, et si 1. Voir l'adage ,3280, et Homère, 11., Il, 216. Thersite représente un personna!,w affreusement laid : Erasme l'évoque souvent. 2. lrus est un mendiant d'Ithaque, d'après Homère, Od., XVIII, 5. Voir l'adage 5711 (~/ro ... pauperioY!> (<<Plus pauvre qu'lrus»). Voir aussi Ovide, Tris!., III, 7,42; Properce, El., III, 5, 17; Martial, Epigr., v, 39, 9, etc. 3. Cette critiqu~ du faux-semblant est aussi le thème central du colloque «Le chevalici sans cheval». L'Eloge de la F oUe dénonce aussi les faux savants, les faux dévots cl tous ceux qui vivent dans, par et pour l'illusion. ' 4. C'est la tâche à laquelle Socrate invite en premier lieu les sophistes. DES CHOSES ET DES MOTS le philosophe est celui qui, négligeant les avantages de la fortune, ~ 'applique uniquement à acquérir la sagesse. BEATUS. - Tu vois maintenant combien d'exemples de ce genre je pourrais réunir. BONIFACE. - Des quantités, assurément. BEATUS. - Et nieras-tu que tous ceux-là ne soient des hommes? BONIFACE. - Je crains plutôt que nous ne perdions nous-mêmes ce nom d'homme. BEATUS. - Mais si l 'homme est un animal raisonnable l, combien nous nous écartons de la raison quand pour des avantages physiques plutôt que pour des biens véritables, et pour des richesses extérieures que la fortune accorde et ôte tout à la fois quand il lui plaît, nous préférons la chose au mot, alors que pour les biens véritables de l'esprit, nous faisons plus de cas du mot que de la chose 2. BONIFACE. - Par ma foi, à examiner l'affaire de près, notre jugement va tout à rebours. BEA TUS. - Nous raisonnons pourtant de façon identique dans les cas contraires. BONIFACE. - J'attends ton explication. BEA TUS. - Il faudrait, à propos uploads/Philosophie/ colloque-des-choses-et-des-mots-erasme.pdf

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