1 Bach et le Nombre : mythe du XXe siècle ? Bach, génie incommensurable et indé

1 Bach et le Nombre : mythe du XXe siècle ? Bach, génie incommensurable et indéchiffrable ? L'encens de ces épithètes défie aujourd'hui un siècle de travaux musicologiques, variations indéfiniment reprises sous le titre: Bach et le Nombre, dont l'épidémie s'est propagée avec une ampleur insoupçonnable pour un lecteur francophone1. De ce virus, qu'aurait pensé le compositeur, lui qui est resté si secret sur ses intérêts mathématiques? Sous le scalpel du multiple: Bach et le néo-constructivisme On pourrait tout simplement parler de mode... Le romantisme avait renoncé aux équations positives d'attributs quantitatifs en musique: le mathématisme de Bach n'y était qu'une métaphore pour qualifier sa science contrapuntique, tout à la fois admirée et refoulée. Avec la première guerre mondiale, le gonflement morbide d'un humanisme subjectif crève, et la mystique de l'individu en mal d'unité subit la saignée. Sous le scalpel du multiple. Les axiomes du cognitivisme ouvrent l'espace d'une nouvelle spiritualité éclatée, dépassant la temporalité dialectique de la lutte des consciences. Dans les projets créatifs, l'essence morale de l'Art perd son étiquette (et sa majuscule) et le ludisme gratuit impose sa force joyeuse, fonctionnelle, indécente, détrônant l'inspiration transcendante en quête de dépassement héroïque. Dans le modernisme musical, la combinatoire abstraite devient programme, sans destinée narrative. De là, ces algorithmes "mathématiques" - terrifiants pour l'esthétique bourgeoise- dont se taxent les expérimentateurs depuis le "sérialisme", autorisant un rapprochement avec la géomérie ascétique et fascinante d'ancêtres primitifs contrapuntistes, tel Bach en particulier...perçu comme maître du paradoxe moderniste. Gödel-Escher-Bach2... Slogan esthético-épistémologique trinitaire où la place de Bach - Dieu le Père éternel- serait justifiée par les racines quadriviales immémoriales de la musique occidentale? Reste à fonder! Mais indubitablement, le structuralisme plastique et philosophique du XXe siècle s'est nourri de Bach... Très concrètement: ce n'est guère une coïncidence si un "retour à Bach" sous l'angle de l'abstraction s'est produit vers les années '20, à l'époque du néo-constructivisme et de la Neue Sachlichkeit. L'Art de la Fugue de Bach est alors revisitée comme modèle spirituel et non plus scolastique et technique: la "résurrection" de cette œuvre, orchestrée et mise en scène par Wolfgang Graeser à cette époque, l'instaure en rite. Et puisque la fugue est écriture, pourquoi ne pas en calligraphier la perspective polyphonique et la couler en formes et couleurs? Dans le sillage du Bauhaus, Paul Klee et Heinrich Neugeboren s'y emploient. L'inspiration du philosophe Oscar Spengler n'y est pas étrangère, qui détermina assurément les travaux de Wilhelm Werker, le pionnier d'analyses "mathématiques" de l'œuvre de Bach, et en particulier du Clavier bien tempéré 3. Au lieu de concevoir le flux et la croissance organique de l'œuvre musicale, Werker opérait un démembrage statistique (au sens premier du terme), en mettant à plat les divers plans de 1De ces multiples recherches qu'il nous est impossible ici de recenser, nous avons donné un compte rendu critique dans notre thèse (dont le titre n'échappe pas à la platitude que nous venons de stigmatiser): Le Nombre dans l'œuvre de Bach: mythes, hypothèses et réalités , Université Libre de Bruxelles, 1990. 2 Cf. D. Hofstadter, Gödel, Escher, Bach : les brins d'une guirlande éternelle , trad. franç. de J. Henry et R. French, Paris, InterEditions, 1985 (l'original était paru en 1979 sous le titre Gödel, Escher, Bach : an Eternal Golden Braid , Basic Books). 3 W. Werker, Studien über die Symmetrie im Bau der Fugen [....] des Wohltemperiertes Klaviers von Johann Sebastian Bach , Leipzig, 1922. 2 la composition, pour trouver dans chaque morceau un "chiffre" - un leitmotiv non seulement thématique mais aussi numérique- qui aurait scellé les rapports analogiques de cohérence, quant à l'articulation des éléments quantitatifs de la composition. D'emblée, se posait déjà radicalement le problème méthodologique de la mensuration des symétries musicales et de leur objectivité. Werker ne succombait-il pas trop souvent tendancieusement à la tentation de prendre appui sur son hypothèse mathématique pour légitimer qualitativement avec opportunisme des analyses où se nivelaient les évidences et les ambiguïtés plus secrètes, qu'il avait l'ingéniosité de relever, mais sans vraiment parvenir à les expliquer intrinsèquement sur le plan du fonctionnement de la forme? L'hypothèse mathématique, qui se limitait en fait à des équations ou des rapports élémentaires, quels que soient les propriétés de leurs facteurs, constituait ici essentiellement un stimulant, pour encourager l'analyste à dépasser empiriquement les apparences, dans le recensement des signaux thématiques, motiviques, harmoniques, rythmiques etc. Evidemment critiqué d'avoir prêté à Bach cette obsessionnelle intention aveugle de surdétermination obligatoire dans toutes ses œuvres, Werker inspira néanmoins de près ou de loin bien des chercheurs de l'entre-deux-guerres, pour lesquels la symétrie, à constater ou surtout à reconstruire, devint un impératif de compréhension analytique. Souvent ingénieux dans leurs analyses, certains de ces auteurs (les germaniques H. Th. David, A. Hochstetter, W. Luetge, Fr. Jöde etc., sans oublier le hollandais H. Dieben, pour ne citer que les plus intéressants) mériteraient à ce titre davantage que l'oubli qui les entoure aujourd'hui, même si, faute d'une réflexion épistémologique, ils n'ont abouti qu'à des résultats empiriques ponctuels4, sans répondre à la question fondamentale suivante: pourquoi dans certaines œuvres de Bach, l'ordre statique s'affiche clairement et dans bien d'autres, n'apparaît qu'au prix de manipulations suspectes, où les sinuosités du dynamisme devraient être artificiellement équarries. Le systématisme parfois arbitraire de cette génération de passionnés de "construction" trahissait sans doute une crispation. La focalisation sur l'ordre pesait de plus en plus dramatiquement sur l'Allemagne, entraînant des dérives idéologiques et politiques fatales. Les parfums de l'esotérisme divinatoire Au lendemain de la déflagration de la seconde guerre, sur les cendres pénitentes des désillusions, ce fut un autre Plan dont les exégètes de Bach tentèrent de trouver les traces enfouies. Les traces d'un message secret, et non plus la neutralité abstraite des systèmes compresseurs et barbelés. L'ouverture d'un sens codé qui sourirait à la curiosité, plus qu'à la responsabilité des existentialismes. La revalorisation de la "rhétorique" musicale baroque s'inscrit à l'horizon de ces préoccupations herméneutiques, où le pittoresque du symbolisme numérique sacré, déjà exploré mais assez timidement par Schweitzer et sa génération, acquit de plus en plus de séduction5. 4 Le Nombre d'Or dans l'Œuvre de Bach a constitué une thématique assez régulièrement traitée par les chercheurs: contentons-nous de constater qu'aucun écrit théorique musical de l'époque de Bach ne nous oriente dans ce sens. 5 Dans cette optique, l'hypothèse plus particulière selon laquelle Bach se serait servi dans son œuvre des chiffres signifiant des Psaumes (en fonction de leur numéro d'ordre dans le Psautier), voire renvoyant aux divisions d'autres Livres de la Bible, a été soutenue par M. Jansen, W. Tell, L. Prautzsch, J. Chailley etc. Cette voie n'est plus aujourd'hui à l'honneur. 3 Ce fut aussi dans ce contexte, où se glissait aussi un brin d'arithmosophie6, que Friedrich Smend, parmi bien des travaux dignes d'intérêt, dévoila dans les années '507, les jeux de cryptographie auxquels Bach se serait livré, selon un usage courant à l'époque, en utilisant des mots-chiffrés, obtenus par traduction numérique des lettres selon leur rang alphabétique. Cette technique, adaptée à des paramètres musicaux, aurait par exemple permis au compositeur de "signer" ses œuvres. Déjà l'argumentation de Smend montrait au fond combien le hasard fait bien les choses, puisque la somme abécédaire du nom de Bach (2+1+3+8=14) inverse celle de J. S. Bach (9+18+14= 41), sans compter que la traduction de ses prénoms et nom additionnés ( 1 4 4 + 1 4 !) s'élève à 158, chiffre dont la réduction novénaire (1+5+8) donne à nouveau14. Dès lors, en comparant les deux traitements pour orgue du même choral "Wenn wir in höchsten Nöthen sein" (BWV 641 et 668), Smend relevait les 158 notes du Cantus firmus orné de la première version, épurées en 41 notes dans le retravail de la seconde mouture: convergence de chiffres signatures, particulièrement frappante dans une œuvre où l'on devine que la subjectivité de l'auteur était particulièrement engagée (la seconde version aurait été écrite par Bach agonisant). Et Smend de se demander: pouvait-il s'agir ici d'un hasard ? Peut-il s'agir d'un hasard? Formulée ainsi, la question se trouve constamment répétée à titre d'argument, dans une littérature sous-musicologique bachienne hyper-abondante et parfois totalement délirante, inspirée par les travaux de Smend, et relayée particulièrement par certaines revues germaniques, mais infiltrée aussi dans d'autres pays. Le procédé de démonstration, rhétorique plutôt que logique, consiste à semer le trouble dans l'esprit du lecteur, à travers une convergence d'indices, et à inviter ce lecteur à faire un pari quasi pascalien, à partir d'une hypothèse non falsibiable (puisqu'il lui sera quasi impossible de comprendre le sens caché de la coïncidence, sans invoquer une intention). Sans référence extérieure, il n'y aura jamais de preuve, mais uniquement des convictions intimes, cela dit tout à fait respectables. Certes, on pourrait solliciter la loi des grands nombres dans un calcul de probabilités. Encore faudrait-il disposer d'une "mise en série" de maints échantillons puisés dans l'œuvre de Bach, traités à travers des critères cohérents et identiques... Même additionnées, toutes les recherches ponctuelles jusqu'à présent réalisées à partir de la clef de l'alphabet chiffré ne répondent pas à cette exigence. La seule uploads/Philosophie/ corten-1.pdf

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